Publié dans l’édition du 20 avril 2020, cet article est finaliste dans la catégorie Prix d’excellence pour l’article d’actualité de l’année 2021. Redécouvrez-le ici!
« Terre-Neuve-et-Labrador est au bord de la faillite », écrivait en substance le premier ministre Dwight Ball à Justin Trudeau le 22 mars dernier. L’incapacité de la province à payer ses employés et à dispenser ses services a été évitée de justesse grâce à l’appui de la Banque du Canada. Partie remise? Voyons voir.
Jacinthe Tremblay
Le moment est venu de discuter sérieusement du sauvetage fiscal de Terre-Neuve-et-Labrador », écrivait le journaliste Hans Rollmans, du média en ligne theindependent.ca, dans un billet diffusé le 17 mars 2018. Cette date n’est pas une coquille: il y a deux ans, la faillite de la province se pointait déjà dans un horizon prochain. Cette possibilité avait même été évoquée par plusieurs depuis au moins 2016, notamment par le directeur de l’Institut canadien de recherche en politique publique de l’Université de Moncton, Richard Saillant.
Oui, une province peut faire faillite lorsqu’elle est très endettée et que toutes ses tentatives d’emprunt à court terme échouent, les prêteurs la jugeant incapable de les rembourser. Terre-Neuve-et-Labrador s’est retrouvée dans cette situation le mois dernier.
Sans le renfort de la Banque du Canada, qui a acheté depuis une partie de ses obligations, la province se serait retrouvée sans-le-sou à compter du 15 avril 2020. Elle aurait donc été incapable de payer ses fonctionnaires et de financer ses services à la population. Cet appui de la Banque du Canada a donné un sursis de quelques mois à la province mais la faillite n’est toujours pas écartée.
Comment expliquer cette mauvaise posture? Trois phénomènes s’entremêlent et s’additionnent pour créer cette menace : l’actuelle pandémie de la Covid-19, la chute drastique du prix du baril de pétrole et les impacts financiers du projet de Muskrat Falls sur les finances publiques.
La Covid-19
La lutte contre la pandémie de la COVID-19 entraîne des dépenses publiques supplémentaires, en particulier dans le secteur de la santé. Combien? Trop tôt pour le dire, mais il est clair que la mobilisation massive du personnel hospitalier, l’achat d’équipements de protection, les tests, les opérations de traçage, de communications etc. vont se solder par des factures plus élevées en santé, qui représentaient en 2019-2020 près de 40 % des dépenses de la province.
Mais c’est au chapitre des revenus que la pandémie fera également très mal. La fermeture, depuis le 18 mars, de la majorité des commerces, organismes communautaires et entreprises de la province ainsi que la mise-à-pied de leur personnel auront des impacts majeurs sur les rentrées d’impôt et de taxes, qui totalisaient près de 25 % des revenus dans le budget 2019-2020.
À cet égard, l’arrêt des activités de la majorité des grands employeurs fera particulièrement mal. Ainsi, entre le 17 mars et le 15 avril, les travailleurs et contractuels de la mine de Voisey’s Bay et du chantier de Muskrat Falls, au Labrador, ainsi que ceux de la raffinerie de Come by Chance et des chantiers de construction de la plate-forme West White Rose à Argentia et Marystown ont été mis à pied. Ensemble, ces entreprises emploient plus de 2 500 travailleurs parmi les mieux rémunérés de la province, donc payant des impôts plus élevés et ayant une plus grande marge de manoeuvre pour consommer.
Des réductions importantes de revenus d’amendes, de tarifs et de taxes sur une foule de produits (essence, cannabis, alcool) sont également en vue. L’arrêt des ventes de la loterie Atlantique amputera aussi les rentrées de fond dans les coffres de la province.
Toutes les provinces et territoires subiront de tels impacts et s’uniront vraisemblablement pour appeler Ottawa en renfort. Jusqu’à quel hauteur le gouvernement fédéral viendra-t-il à la rescousse? Impossible à prévoir, pour le moment.
Le pétrole dans le tapis
Dans son budget 2019-2020, la province estimait à 1,1 milliard de dollars les revenus escomptés de redevances pétrolières, soit un peu plus de 10 % de ses revenus. Un prix de 65 US $ le baril de pétrole avait alors servi à établir ces prévisions.
Or, la valeur du baril du Brent brut, sur lequel est établi le prix du pétrole extrait au large des côtes de Terre-Neuve, était de 27,50 US $ le 15 avril, toujours en chute malgré une entente survenue une semaine plus tôt entre les pays de l’OPEC, l’Arabie Saoudite en tête, la Russie et les États-Unis pour réduire de 10% la production à compter du début de mai.
En plus de réduire la hauteur des redevances pétrolières au budget de la province, cette baisse du prix du baril a entraîné le report à une date indéterminée des projets d’exploration d’Equinor et Husky Energy dans la Bay du Nord et de la China National Oil Corporation dans un secteur de la Passe flamande.
Cette baisse des redevances de l’activité pétrolière est partagée par l’Alberta. En cela, la province n’est pas seule à lancer un SOS à Ottawa.
L’impact de Muskrat Falls sur les finances publiques
En 2018, le financement des 12,7 milliards du projet hydroélectrique de Muskrat Falls représentait le tiers de la dette de la province. Le remboursement du capital et des intérêts de ce projet s’élèveront à 800 millions de dollars la première année qui suivra sa mise en service et de un milliard de dollars par année, pendant les 35 années suivantes, selon l’économiste et ancien président du Public Utility Board (PUB) – la Régie de l’énergie de la province.
Selon les termes de la garantie de prêt accordée par le gouvernement fédéral pour ce projet, cette dette devrait être payée par les consommateurs d’électivité de l’île de Terre-Neuve. Un tel scénario porterait le tarif pour les Terre-Neuviens à 23 cents du kilowatt/heure, soit le double du tarif actuel. Un scénario impensable pour lequel des « plans » alternatifs ont été commandés par le gouvernement au PUB.
Pour l’heure, ni le PUB ni les firmes de consultants embauchés par ce dernier n’ont identifié d’autre solution à ce problème qu’un « sauvetage » financier majeur par Ottawa sous la forme d’un versement de 200 millions par année à la province – que le gouvernement de Justin Trudeau a, jusqu’à maintenant, rejeté.
Des discussions de coulisse se poursuivaient néanmoins entre le fédéral et la province dans ce dossier… jusqu’à ce que la pandémie de la Covid-19 et la chute du baril de pétrole ne viennent offrir d’autres occasions de parler faillite imminente.
La pause des échanges sur le dossier Muskrat Falls tient aussi au fait que la mise en service du projet ne pouvait avoir lieu, selon le PUB, avant juin 2022. Nalcor, la société d’état responsable du projet, n’avait pas commenté cette évaluation du PUB. Elle a depuis mis à l’arrêt la construction au Labrador à cause de la Covid-19, repoussant à une date indéterminée le point final de ses travaux.
Selon le PUB, pour assurer la sécurité de l’approvisionnement de l’île en énergie au cours des prochaines années, il faut dès maintenant envisager la rénovation majeure de la centrale de Holyrood… Pour mémoire, c’est en partie la désuétude de cette centrale qui a servi d’argument pour construire la centrale de Muskrat Falls.
Préparer les sauvetages
Comment Terre-Neuve-et-Labrador parviendra-t-elle à surmonter ces crises? Dans une lettre adressée au premier ministre Dwight Ball le 25 mars dernier, David Vardy a formulé 12 pistes. La première consiste à former un gouvernement de coalition, dans lequel les chefs du Parti progressiste-conservateur et du Nouveau parti démocratique auraient des sièges au conseil des ministres.
Deuxième suggestion – « Le gouvernement devrait créer deux groupes de travail consultatifs spéciaux, formés de bénévoles représentant la société civile. Le premier examinerait les impacts médicaux et sociaux des mesures de lutte contre la pandémie avec le souci d’avoir le moins d’impacts négatifs sur les personnes vulnérables. Le second examinerait les impacts économiques et fiscaux de la situation actuelle afin d’identifier des mesures de relance.» Selon monsieur Vardy, les deux groupes devraient travailler de concert sur les grands enjeux de l’heure, incluant l’augmentation de la dette et la capacité d’emprunt de la province.
Photo: Archives du Gaboteur, Paul Seymour
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