Le Gaboteur a-t-il enfreint les règles de la déontologie journalistique dans sa couverture de la crise qui a secoué le Conseil scolaire francophone provincial de Terre-Neuve-et-Labrador en 2015 ? Afin de répondre à cette question, le conseil d’administration du Gaboteur Inc. a confié à Jean-Claude Leclerc, journaliste de longue expérience et professeur de journalisme à la Faculté d’éducation permanente de l’Université de Montréal, le mandat d’examiner cette couverture. Monsieur Leclerc a remis son rapport au conseil d’administration le 13 décembre dernier. En voici la version intégrale ainsi que le CV de monsieur Leclerc.
LE GABOTEUR ET LA CRISE DU CONSEIL SCOLAIRE FRANCOPHONE PROVINCIAL DE TERRE-NEUVE-ET-LABRADOR
Jean-Claude Leclerc
Montréal
Cet avis requis par le conseil d’administration du journal Le Gaboteur porte sur la couverture de ce journal dans la crise qui a secoué en 2015-2016 le Conseil scolaire francophone provincial de Terre-Neuve-et-Labrador (CSFPTNL). Notre examen a porté sur 42 numéros parus entre le 27 octobre 2014 et le 28 novembre 2016. Cette revue comprenait des articles d’information et des réactions et opinions, y compris des éditoriaux.
Les faits
Le Gaboteur s’intéresse aux communautés francophones en milieu minoritaire. Ce n’est pas un hebdo, encore moins un quotidien, car il ne parait que 21 fois par an. La rédaction suit néanmoins les activités des organismes francophones de TNL, les commente, et fait paraître en bonne place leurs réactions. Les erreurs, le cas échéant, sont rectifiées en Erratum ou Rectificatif. Mais on ne cache pas des problèmes comme ceux se posent au Conseil scolaire ni le mécontentement exprimé par les parents.
La couverture le 23 février 2015 d’une réunion du conseil d’administration du CSFPTNL déclenche une réplique du président du Conseil et une réponse du président du Gaboteur. La longueur des textes débordant l’espace disponible dans le journal papier, la direction publie alors, dans sa version électronique, l’intégral de cet échange et des articles en cause. Le 23 mars les réactions du président de la Fédération des parents paraissent également dans Le Gaboteur.
Le 20 avril suivant, le journal rapporte que les administrateurs du Conseil scolaire, réunis par internet, ont fait le point sur les rénovations d’écoles, les postes à combler au CA, la clientèle prévue et autres questions. Puis, ajoute le journaliste, la réunion se poursuit mais à «huis clos». On lit également qu’un «engagement de confidentialité» sera désormais intégré aux politiques du CA, que tous ses membres devront «sous serment» le respecter «pendant toute la durée de leur mandat et les trois années suivantes».
Entre-temps, des parents ayant porté au ministère de l’Éducation leurs griefs à l’endroit du directeur général du Conseil scolaire, le CA du Conseil confie à une consultante de l’extérieur une enquête «indépendante et confidentielle», comme le rapporte une journaliste du Gaboteur. «La situation est indéniablement conflictuelle avec un groupe de parent », ajoute-t-elle, citant le président, «mais le CA se doit de demeurer impartial» et d’assurer une rentrée «sans embûches».
En attendant le rapport de la consultante, le CA place le directeur général en «congé administratif» et une direction intérimaire veille à la gestion. Le 12 octobre 2015, Le Gaboteur signale en page 15 que des négociations auraient lieu en vue d’une entente sur le départ du directeur général. Le journal fait aussi état de la publication sur son site internet de deux textes contestant le CV du même directeur. Le 14 octobre, le CA annonce sa démission.
Le Gaboteur critique le 26 octobre, en éditorial, le rapport de la consultante, remis au CA entre-temps. Le journal en publie la version abrégée, déjà mise en circulation. La consultante écrit avoir eu «des difficultés à rencontrer des employés et aussi des parents, certains craignant des représailles». Elle n’a pas interrogé les membres du CA ni entendu les régions rurales. Elle croit que le plus grand défi sera «d’élever le débat».
Le 16 mai 2016, Le Gaboteur annonce que la Fédération francophone lance un appel d’offres à propos de la gouvernance des organismes francophones auxquels Patrimoine canadien accorde du financement. Le journal est mentionné au nombre des organismes visés, ainsi que le Conseil scolaire (dont les membres seront désormais élus). Le 19 septembre, Le Gaboteur annonce le départ du président du conseil scolaire.
Un autre article couvre la «consultation communautaire» qu’une firme du Nouveau-Brunswick, Synergie Fr, tient à Saint-Jean. Déjà 25 entrevues ont été réalisées. Synergie Fr sonde les participants sur quelques idées de réforme. Elle dit constater aussi «une certaine concurrence et des conflits de personnalités entre directeurs des différents organismes» et «un manque de clarté quant à la mission de certains organismes, dont le Gaboteur». «Est-il, par exemple, un journal communautaire ou un média d’information?».
Le 29 novembre, Le Gaboteur écrit à la une : Rapport sur la gouvernance des organismes communautaires – Onde de choc dans le milieu associatif
En page 2 : “Attaque contre votre journal : Le plan d’action de votre conseil d’administration » Suit un texte signé par le président et trois autres membres du conseil d’administration. Puis une lettre ouverte de Steven Watt, un ex-directeur du Gaboteur et de l’Association communautaire francophone de Saint-Jean, sous le titre : Des conclusions sans fondement.
En page 3 : Deux articles d’information, l’un sur le contenu du rapport et sur la démarche des consultants de Synergie Fr, l’autre sur les changements proposés à la Fédération des parents (qui avait refusé de participer à l’étude).
En page 4 : Sous le titre «Le Gaboteur sous le feu de la critique», un professeur de journalisme de Saint-Jean recueille les réactions des protagonistes de la crise. Et en page 5 on cite des commentaires du public, recueillis sur Facebook, à la suite d’un reportage de Radio-Canada.
Constats
Tout observateur impartial passant en revue les numéros du Gaboteur parus dans cette période critique est à même de faire plusieurs constatations.
1) Le Gaboteur a donné aux événements en litige une couverture continue, offrant aux protagonistes plus d’une occasion de s’exprimer et, le cas échéant, de s’expliquer, y compris dans leurs propres termes et dans un espace avantageux.
2) Les organisations communautaires, loin d’y être négligées, trouvent même dans ce journal un calendrier de leurs activités et, dans le cas du Conseil, un encadré périodique qu’il prépare lui-même sur ses écoles.
3) Les faits rapportés, les questions posées et les enjeux de l’école sont d’intérêt public. Un conseil scolaire n’est pas une entreprise privée. Le journal avait même l’obligation professionnelle d’en faire une priorité, car la communauté francophone de Terre-Neuve-et-Labrador est très minoritaire.
Par contre, le rapport de Synergie Fr n’impressionnera personne dans les milieux le moindrement informés des devoirs de la presse et des règles du journalisme.
1) Une collecte de «perceptions» ne saurait tenir lieu d’une enquête sur les besoins du public et sur les failles, réelles ou non, d’une institution. S’il fallait suivre les opinions de sondages, l’arbitraire non l’équité déciderait des aides gouvernementales.
2) L’absence de validation des allégations négatives sur Le Gaboteur en provenance d’organismes ou de personnes financièrement vulnérables et en concurrence avec ce journal dans le marché des subventions fédérales laisse un doute sérieux sur le bien fondé de l’analyse.
3) La conception de la liberté et de la responsabilité de la presse que les dénonciateurs du Gaboteur entretiennent et que le rapport endosse ramènerait Terre-Neuve-et-Labrador à l’époque coloniale, quand toute critique ouverte risquait d’être punie par le pouvoir en place.
4) Depuis la Charte canadienne, les autorités fédérales ne sauraient financer une presse complaisante ou réduite au seul discours auto-congratulatoire des dirigeants en place.
Le rapport de Synergie Fr comporte une recommandation visant spécialement Le Gaboteur. On propose en effet un comité d’évaluation des organismes auprès de Patrimoine canadien qui s’assurerait que le journal remplisse un mandat «communautaire» quant aux régions. Autrement, ce comité devrait lui recommander des mesures à prendre pour rectifier la situation.
Pire encore, Synergie Fr, tout en écrivant qu’on «ne peut se permettre la fermeture du Gaboteur» impose au journal des changements propres à le dénaturer, au risque, s’il reste un journal autonome, de perdre tout financement de Patrimoine canadien. Bien des organismes savent sans doute se rendre utile sous la bannière du développement communautaire. Mais le journalisme véritable se définit lui-même.
Pareil précédent mettrait en péril d’autres groupes communautaires, surtout quand ils s’avisent de défendre des communautés menacées, comme c’est le cas des minorités francophones. Majoritaire ou minoritaire, toute population privée d’une presse indépendante stagne ou régresse. Le Gaboteur pose donc un enjeu qui dépasse Terre-Neuve-et-Labrador. L’Association de la presse francophone en a vu l’importance. Les autres médias devraient s’en préoccuper.
- Rapport remis au conseil d’administration du Gaboteur le 13 décembre 2016
Curriculum vitæ de Jean-Claude LECLERC
Chroniqueur (« Éthique et Religions ») au journal Le Devoir (2000-2016)
Chargé de cours à la Faculté de l’éducation permanente de l’Université de Montréal
« Analyse critique du traitement de l’information » (1998-….)
« Introduction à l’information journalistique » (1990-2000)
Collaborateur au Trente, magazine des journalistes du Québec
et à la revue scientifique Santé Mentale au Québec (1992-2003)
Témoin expert dans plusieurs procès en matière journalistique.
Conseiller en rédaction au séminaire de formation de la Cour du Québec (1992-97)
Columnist invité au quotidien The Gazette et à Southam News (1991-95)
Éditorialiste au journal Le Devoir (1970-1990)
Reporter aux affaires municipales pour Le Devoir (1967-1970)
Licencié en Droit de l’Université de Montréal (1966)
Membre de l’équipe nationale de la Jeunesse Étudiante Catholique (1960-62)
Bachelier ès Arts de l’Université Laval (1960)
Membre fondateur du Centre pour le journalisme d’enquête (1980)
Administrateur à Centraide Montréal (1975-81) et à la Fondation Centraide (1981-2014)
Membre du Comité conseil sur la qualité et la diversité de l’information (2002-03)
Né à Trois-Rivières le 17 juillet 1939.
Montréal, novembre 2016
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