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En reprise – De la désobéissance civile, des injonctions et du droit du public à l’information

Aujourd’hui 11 avril, 28 personnes devaient se présenter devant le Tribunal, à Happy Valley-Goose Bay, pour répondre à des accusations criminelles déposées par la Gendarmerie Royale du Canada (GRC) à la suite du blocage de l’entrée du chantier d

Aujourd’hui 11 avril, 28 personnes devaient se présenter devant le Tribunal, à Happy Valley-Goose Bay, pour répondre à des accusations criminelles déposées par la Gendarmerie Royale du Canada (GRC) à la suite du blocage de l’entrée du chantier de Muskrat Falls et de l’occupation de son camp de travailleurs en octobre 2017. En reprise Nous publions aujourd’hui en reprise l’éditorial consacré à cette situation paru dans l’édition du 27 mars 2017 du Gaboteur.

Le groupe qui fait l’objet de poursuites criminelles est formé du journaliste Justin Brake, du média en ligne Theindependent.ca et de 27 Land Protectors (Protecteurs de la terre), un collectif citoyen réunissant des Innus, des Inuits et des Settlers, comme on appelle les Blancs qui ont fait du Labrador leur terre. Tous font également face à des poursuites civiles pour avoir défié une injonction émise par la Cour suprême de Terre-Neuve à la demande de Nalcor.

Leurs « crimes », selon la loi ? Avoir défié une injonction interdisant l’interruption des travaux sur le chantier émis par un juge de la Cour Suprême de Terre-Neuve le 16 octobre dernier à la demande de Nalcor et avoir causé des dommages supérieurs à 5 000 $.  Ces charges sont passibles de peines d’emprisonnement pouvant aller jusqu’à 10 ans. (Les charges portées contre Justin Brake ont été réduites depuis).

Bien que les accusations soient les mêmes pour tous, les motifs derrière les actions des Land Protectors et du journaliste Justin Brake sont différents.

Protéger la terre, la culture et la vie

À l’évidence, les Land Protectors ont défié une injonction. À l’évidence aussi, Nalcor a nolisé des avions et des autobus pour assurer que des centaines de travailleurs quittent le chantier. À l’évidence aussi, la GRC a dépêché plusieurs dizaines de policiers à Happy Valley-Goose Bay et dans les environs pour faire appliquer l’injonction obtenue par Nalcor.

Mais à l’évidence aussi et surtout, ce que les Land Protectors qui ont occupé le chantier pendant quatre jours ont accompli, c’est d’empêcher l’inondation imminente du réservoir qui allait provoquer l’empoisonnement au méthylmercure tant redoutée par les Labradoriens.

Ils étaient loin d’être les seuls à à vouloir stopper l’inondation. Il y avait aussi les centaines de protestataires qui se sont massés à l’entrée du chantier pendant plus d’une semaine en octobre, les grévistes de la faim et des manifestants à Saint-Jean.

Défier cette injonction a été le seul moyen efficace de ralentir les bulldozers de Nalcor, de provoquer des négociations avec le gouvernement de Dwight Ball et de protéger, ne serait-ce que temporairement, la terre, la culture et l’environnement de ce coin du Labrador.

Les Land Protectors ont défié cette injonction dans le plus grand respect des principes de la désobéissance civile, dont un des principaux théoriciens est le philosophe américain John Rawls. Il a principalement écrit sur le sujet devant le refus de plusieurs Américains de faire la Guerre du Vietnam.

Rappelons ici sa définition : « La désobéissance civile est le refus assumé et public de se soumettre à une loi, un règlement, une organisation ou un pouvoir jugé inique par ceux qui le contestent, tout en faisant de ce refus une arme de combat pacifique. »

Tous ceux et celles qui ont regardé les reportages diffusés en direct par Justin Brake via la page Facebook de theindependant.ca pourraient, s’ils étaient cités à témoin devant la Cour, affirmer, sans l’ombre d’un doute, que l’occupation du chantier a été pacifique, menée par des gens qui défendaient le bien commun devant un pouvoir qu’ils jugeaient iniques.

Avant ces gestes de désobéissance civile, la majorité des tentatives pour freiner le gouvernement provincial et Nalcor dans ce projet, voire même d’obtenir des réponses à leurs questions, avaient échoué! Et la liste est longue des groupes et des individus qui ont essayé. Il y a, entre autres, le gouvernement du Nunatsiavut, le Conseil de la communauté du NunatuKavut, le Conseil des Innus de Ekuanitshit, la Ville de Happy Valley-Goose Bay, les Grand River Keepers et c’est sans compter les universitaires, les bloggeurs et certains journalistes autres que Justin Brake.

Si les Land Protectors ont commis un crime, c’est celui d’avoir défié, avec succès, Nalcor et le gouvernement provincial.

Des injonctions

Au Canada, c’est au Québec que nous avons assisté au plus large mouvement de désobéissance civile des dernières années. C’est le mouvement étudiant de 2012, connu comme le « printemps érable ». Gabriel Nadeau-Dubois,un des trois porte-parole de ce mouvement, y a consacré le livre Tenir Tête, lauréat, en 2015, du Prix du Gouverneur Général du Canada dans la catégorie Essai, chez les francophones.

Pendant ces longs mois de mobilisation, de nombreuses injonctions ont été émises pour forcer les étudiants, et les enseignants, à lever leurs lignes de piquetage devant les établissements d’enseignement. Comme le rappelle Gabriel Nadeau-Dubois dans son livre : «Les ordonnances des juges n’ont été respectées par les étudiants qu’en de très rares occasions.(…) Le respect de ces dernières signifiait tout simplement la fin de leur lutte.»

Le même raisonnement vaut pour les Land Protectors : respecter l’injonction signifiait, en octobre dernier, l’inondation du réservoir, sans que les mesures recommandées par les chercheurs de Harvard pour éviter l’empoisonnement au méthylmercure ne soient mises en place.

Revenons à Tenir Tête. « Dans un conflit politique aussi long et polarisé, comment les juges ont-ils pu croire un seul instant que les injonctions seraient effectives? De nombreux étudiants en grève ont vu dans le recours massif aux injonctions un détournement politique des tribunaux », écrit Gabriel Nadeau-Dubois.

Plus loin dans ce livre, il rappelle l’exemple du juge Jules Deschênes, de la Cour supérieure du Québec, qui a refusé de condamner pour outrage au tribunal des chauffeurs d’autobus de la Société de transport de Montréal dans les années 1970. Dans sa décision, le juge Deschênes avait écrit (cité par Gabriel Nadeau-Dubois) :« D’ici à ce que l’autorité politique trouve des remèdes appropriés à la solution de ces conflits sociaux, je suis d’opinion que la Cour supérieure ne doit pas prêter son autorité à l’écrasement d’une masse de citoyens par l’amende et la prison (…), ne doit pas collaborer à un geste voué à l’avance à l’échec et impropre à résoudre un conflit qui relève maintenant, depuis un certain temps, de l’autorité politique. »

Après cette citation, l’auteur de Tenir Tête conclut :« Une crise sociale appelle une solution négociée, politique ».

Ce qui s’est passé au Labrador en octobre 2016 est une crise sociale, qui a culminé dans des gestes de désobéissance civile. Pourquoi le savons-nous? En grande partie à cause du travail journalistique de Justin Brake.

Et du droit du public à l’information

Justin Brake avait passé plusieurs semaines au Labrador avant que des manifestants bloquent l’entrée du chantier et que les Land Protectors entrent dans le camp de travail. Grâce à ses écrits et à ses reportages en direct, il a fait connaître au grand public l’ampleur de la résistance labradorienne et ses acteurs.

Comme les Land Protectors, Justin Brake fait maintenant face à des poursuites civiles et criminelles pour avoir défié une injonction. Dans son cas toutefois, il agissait comme témoin et non comme initiateur ou acteur des événements : il a fait son travail de journaliste.

Plusieurs organisations de journalistes exigent le retrait immédiat des accusations contre Justin Brake, invoquant qu’elles portaient une atteinte sans précédent à la liberté de presse. Un juge a récemment statué qu’il n’avait pas de statut spécial devant la loi. Il y a là matière à débats juridiques longs et coûteux. Ce qui clair, par contre, c’est la férocité avec laquelle Nalcor érige des barricades pour priver les citoyens de leur droit de savoir ce qui se passe dans ses bureaux et sur le chantier. Or, le respect de ce droit passe, entre autres et beaucoup, par les journalistes. Et c’est pour cette raison que les journalistes ont, dans de multiples circonstances, un « statut spécial ».

Les journalistes sont les yeux et les oreilles des citoyens – quand ils font bien leur travail.

Pendant l’occupation du chantier de Muskrat Falls, le droit des citoyens à l’information est passé, en majeure partie, par les yeux, les oreilles, la voix, le téléphone portable et le compte Facebook de theindependant.ca. Justin Brake était le seul sur place. Il en aurait fallu plusieurs autres! Comme il en faudrait des dizaines d’autres pour enquêter, en profondeur, sur les multiples dérapages de ce projet.

Y aura-t-il d’autres mouvements de désobéissance civile dans les prochaines semaines et mois autour de ce projet? Si c’est le cas, souhaitons que ce « conflit qui relève, depuis un certain temps, de l’autorité politique », pour reprendre les termes du Juge Jules Deschênes, soit traité par la voie politique et non par celle des tribunaux.

Jacinthe Tremblay

 

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