L’économie canadienne montre des signes de reprise, alors que les mesures de restrictions mises en place pour lutter contre la COVID-19 continuent d’être levées. La création de 94000 emplois en juillet a fait chuter le taux de chômage à 7,5%, le plus bas niveau depuis mars.
Si le marché de l’emploi se porte mieux, l’ombre du manque de main-d’œuvre plane toujours. Statistique Canada a estimé à 553500 le nombre de postes vacants au premier trimestre de 2021, une hausse de 7,9% par rapport à la même période de 2020. Il s’agit du taux le plus élevé depuis 2015.
Qu’en est-il au sein des communautés francophones en milieu minoritaire? Combien d’offres d’emploi n’y trouvent pas preneurs? Mystère. «On sait qu’il existe une pénurie, mais nous n’avons pas de données pour le confirmer. Statistique Canada ne collecte pas ce genre d’informations avec la lentille de la langue», regrette Alain Dupuis, directeur général de la Fédération des communautés francophones et acadienne (FCFA).
Pour pallier ce manque d’informations, la FCFA a lancé en décembre dernier une étude sur les besoins en matière de travailleurs francophones en situation minoritaire, en partenariat avec le Réseau de développement économique et d’employabilité (RDÉE Canada) et l’Association des collèges et universités francophones du Canada (ACUFC).
Visant à déterminer les pénuries par secteur économique et par province, cette recherche est une première à l’échelle du pays. Le directeur de la FCFA estime que les résultats seront disponibles d’ici la fin de l’année.
Forte pénurie en enseignement et en santé
Selon les résultats partiels de la FCFA obtenus à ce jour, les secteurs les plus touchés sont notamment la petite enfance et l’enseignement.
«Ces secteurs sont prioritaires, car si les enfants n’ont pas accès à des services en français faute de personnel, ils commencent à perdre la langue. C’est l’avenir de nos communautés qui est en jeu», souligne Alain Dupuis. Le manque se fait aussi cruellement sentir dans le domaine des soins de santé et de l’assistance sociale, ainsi que dans la fonction publique fédérale et provinciale.
Au Nouveau-Brunswick et à Terre-Neuve-et-Labrador, le commerce de détail souffre également d’un problème de recrutement, tandis qu’en Alberta c’est principalement la construction qui en fait les frais.
Un autre pan de l’économie à surveiller d’après Roukya Abdi Aden, gestionnaire pour la concertation nationale en développement économique et employabilité au RDÉE Canada, c’est le tourisme. Mis à l’arrêt pendant par la pandémie, le secteur est en train de repartir et des pénuries risquent de ressurgir: «Les employés qui ont été licenciés ne vont pas forcément revenir, entretemps ils se sont reconvertis et ont trouvé un autre travail», observe-t-elle.
Pour l’heure, il est impossible de dire quelles sont les provinces les plus affectées. Aux yeux de Roukya Abdi Aden, le phénomène touche indifféremment tout le pays.
Alain Dupuis constate de son côté que «plus on s’éloigne du Nouveau-Brunswick et de l’Ontario, vers l’Ouest et le Nord, plus les entreprises ont de la misère à trouver des travailleurs qualifiés».
Départs à la retraite
La situation risque d’empirer avec le vieillissement de la population francophone hors Québec. «Dans les cinq prochaines années, on va faire face à une vague massive de départs à la retraite. Le nombre d’actifs va fortement diminuer», prévient Alain Dupuis. «Démographiquement, nous n’aurons pas assez de travailleurs pour soutenir la croissance économique», complète Roukya Abdi Aden.
La COVID-19 est également venue aggraver la pénurie. Alain Dupuis note que «la crise sanitaire a mis en lumière les difficultés à combler les postes bilingues dans les hôpitaux et les centres de vaccination».
L’immigration est «la clé» pour répondre aux urgents besoins de main-d’œuvre et ainsi maintenir «la vitalité et le poids démographique des communautés», selon Alain Dupuis et Roukya Abdi-Aden. Mais favoriser l’immigration francophone hors Québec reste un défi; le gouvernement fédéral tente depuis plusieurs années d’atteindre un objectif précis de 4,4% de nouveaux arrivants francophones hors Québec, cible renouvelée d’ici à 2023. «On n’a encore jamais atteint cette cible», déplore Alain Dupuis.
Le système d’immigration extrêmement complexe auquel sont confrontés candidats à l’installation et entreprises canadiennes est l’une des principales embûches. «Les employeurs, dont la majorité gère des moyennes et petites entreprises, sont effrayés, ils ne savent pas comment naviguer entre les multiples programmes existants», affirme Roukya Abdi Aden.
Penser une véritable politique d’immigration francophone
L’autre frein, ce sont les difficultés à obtenir des équivalences de diplômes et à intégrer des secteurs règlementés comme l’éducation ou la santé. «On doit travailler avec les ordres professionnels et les syndicats pour clarifier ces questions et faire avancer les choses», estime Alain Dupuis.
À ces problèmes endémiques s’ajoute le contexte sanitaire actuel: la COVID-19 a entrainé la fermeture des frontières et enrayé la capacité d’Immigration, Réfugiés et Citoyenneté Canada (IRCC) à traiter dans des délais raisonnables les demandes en cours, provoquant de facto une chute importante de l’immigration.
Pour changer la donne, Roukya Abdi Aden et Alain Dupuis invitent le gouvernement fédéral à revoir sa stratégie en matière d’immigration francophone avec des objectifs plus ambitieux. Ils souhaiteraient une politique plus structurée qui viserait à attirer et à accueillir les nouveaux arrivants dans de meilleures conditions.
En juin dernier, Ottawa s’est pour la première fois engagé en ce sens dans le cadre du projet de loi visant à moderniser la Loi sur les langues officielles.
Une telle politique, jugent Roukya Abdi Aden et Alain Dupuis, devra passer par la promotion à l’étranger des communautés francophones en milieu minoritaire et, surtout, par une meilleure adéquation entre les besoins des entreprises et les compétences des immigrants. «On doit être capable de bien aiguiller les candidats, de les jumeler avec des emplois stables et bien rémunérés», détaille le directeur de la FCFA.
Une «relance économique en français»
Garder les nouveaux arrivants francophones après plusieurs années est un autre défi des communautés minoritaires. «Il est essentiel qu’ils aient accès à des services en français et qu’ils se sentent intégrés, sinon ils ne restent pas», expose Roukya Abdi Aden. À plus long terme, les deux spécialistes appellent à miser sur l’éducation en français au primaire, au secondaire et au postsecondaire avec des investissements massifs. «C’est l’autre partie de la solution», explique Roukya Abdi Aden.
Cette dernière prévoit déjà l’émergence de nouveaux besoins dans les domaines de l’environnement et des nouvelles technologies, et craint une future pénurie si rien n’est fait pour anticiper.
En attendant, 18 mois après le début de la pandémie, la FCFA, le RDÉÉ et l’ACUFC militent pour une «relance économique en français» avec un plan d’action concret, en faveur de la main-d’œuvre francophone et bilingue.
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