Pier-Ann Milliard
Dans l’imaginaire collectif, l’archéologie prend diverses formes. On peut penser à ces «héros» de films d’action à la Indiana Jones qui pillent des sites pour y collectionner les beaux objets, ou bien ceux des jeux vidéo comme Lara Croft. Or, l’archéologie ne ressemble en rien à ces représentations populaires.
Ceux qui étudient l’archéologie environnementale, comme moi, analysent les relations entre les humains et son environnement, en utilisant différentes méthodes empruntées aux disciplines des sciences naturelles: la géographie, la géologie, la biologie et l’écologie, pour n’en nommer que quelques-unes. Les interactions entre les humains et l’environnement sont très complexes et surtout dynamiques. Les humains sont influencés par leur environnement et par leurs ressources et vice-versa – les humains contribuent sans cesse à modifier celui-ci, même inconsciemment.
Dans mon cas, ce qui m’intéresse par-dessus tout, ce sont les petits insectes fossilisés retrouvés dans les sols archéologiques. C’est ce qu’on appelle l’archéoentomologie.
Les plus petits raconteurs
Malgré leur taille microscopique, les insectes peuvent raconter de grandes histoires. En effet, n’ayant pas évolué depuis 2 millions d’années et ayant des préférences écologiques spécifiques, leurs fossiles retrouvés dans des contextes archéologiques peuvent servir de «marqueurs» pour reconstituer les conditions environnementales du passé. Nombreuses sont les études en archéologie qui ont déjà démontré le potentiel des insectes afin d’examiner les activités humaines du passé telles que l’hygiène, les pratiques alimentaires, les réseaux d’échanges, les industries, ainsi que l’utilisation des ressources et la modification des paysages.
Reculons dans le temps, autour de l’an 1000 au Nord du Labrador. Il est naturel de s’imaginer que l’utilisation des ressources par les groupes chasseur-cueilleurs Inuits était bien différente de celle des missionnaires moraves du 17e siècle.
En effet, après avoir introduit des chèvres et autres herbivores lorsqu’ils se sont implantés en Amérique du Nord, les missionnaires Européens ont contribué à une modification radicale de l’environnement. Ce schéma, bien caractéristique de leur «bagage culturel», laisse des traces – c’est ce qu’on appelle une «empreinte écologique».
Inconsciemment, les missionnaires ont introduit une niche d’insectes qui ont voyagé avec leurs animaux et avec d’autres ressources adjacentes. Ces herbivores ont également contribué à modifier l’environnement et les paysages par la création de pâturages pour les troupeaux et aussi probablement ils ont contribué à l’érosion des sols à certains endroits. À la suite de l’occupation morave, l’écosystème «natif» s’est transformé: les Inuits ont donc une signature environnementale – ou une empreinte écologique – bien différente de celle avant l’occupation européenne du 17e siècle. Cet exemple est simple mais illustre le dynamisme des écosystèmes. Et c’est ce dynamisme que l’archéologie environnementale étudie afin d’en proposer des interprétations.
C’est à travers l’histoire que me racontent ces insectes fossilisés que j’essaie de comprendre comment vivaient il y a 600 ans les Inuits du Labrador.
De la terre au microscope
Le projet de recherche mené dans le cadre de ma maîtrise tentera de documenter l’empreinte écologique des groupes Inuits qui ont vécu à Kivalekh – aux Îles Okak du nord du Labrador.
En 2019, une équipe d’archéologues dirigée par Dr. Véronique Forbes, la directrice pour mon projet de recherche, sont allés aux Îles Okak afin d’y trouver un endroit idéal pour échantillonner un monolithe dans la tourbière. Afin de capturer le signal humain et naturel, la localisation est très importante: elle doit être en périphérie d’un site archéologique – mais pas trop loin non plus. Une fois prélevé, le monolithe a été rapporté au PEAT Laboratory (Palaeoecology, Environmental Archaeology, and Timescale Laboratory) à MUN, afin que je procède à son analyse l’année suivante.
Bien que je n’en sois qu’au stade préliminaire des analyses en laboratoire pour le moment, je suis déjà en mesure de constater des changements au niveau des strates (couches de sols) dans mes échantillons. En effet, plusieurs indices m’indiquent quand les Inuits à Kivalekh étaient présents. En effet, la concentration d’insectes par volume d’échantillon est un indicateur probant de la présence de groupements humains.
La méthode utilisée pour mon projet de recherche vise à établir des chronologies précises quant aux différentes périodes d’occupation. Pour s’y faire, nous devons être rigoureux quant à l’échantillonnage du monolithe. On coupe des tranches de 1 cm par échantillon, que nous pouvons utiliser comme mesure arbitraire pour remonter dans le temps. Plus creux nous nous situons dans le monolithe, plus vieux sont mes insectes. Des dates de radiocarbone 14 ont été également prélevées à différents niveaux dans le monolithe nous permettant d’avoir une fourchette chronologique sur laquelle nous pouvons nous fier.
Les insectes peuvent donner beaucoup d’informations sur les environnements du passé mais, – étant donné que l’archéologie est multidisciplinaire – il est important de considérer d’autres types d’analyses afin de dresser un portrait fiable et complet. C’est pour cette raison que mes analyses sont complémentées par l’analyse de la perte d’ignition (Loss of Ignition ou LOI test en anglais), qui mesure le niveau de matière organique dans les sols, et de l’anthracologie, qui mesure les taux de charbons microscopiques. Effectivement, là où je retrouve le plus d’insectes, j’y retrouve aussi le plus de charbon. Généralement, le charbon indique une présence humaine. Enfin, la palynologie, ou analyse des pollens, est une autre branche de l’archéologie environnementale qui pourrait éventuellement contribuer à mes recherches.
Au regard de ces analyses combinées, il est possible de situer l’empreinte écologique des différentes vagues d’occupation du site de Kivalekh et de les dater avec précision. De plus, nous pouvons avoir un regard plus juste quant aux différentes activités qui ont eu lieu, en plus de comprendre comment l’environnement a changé à travers le temps.
L’archéologie est une discipline qui nécessite collaboration et multidisciplinarité. Nous n’avons pas nécessairement besoin d’artéfacts ni de vestiges pour comprendre comment les humains vivaient avant. Néanmoins ils constituent des données précieuses et non négligeables. En l’occurrence, les données environnementales nous permettent d’avoir un regard très intime et très précis sur la vie des anciens et ses méthodes pour les déchiffrer ne cessent de se raffiner et d’évoluer.
À propos de l’autrice:
Originaire de la région de Montréal, au Québec, j’ai déménagé à Terre-Neuve en 2020 afin de poursuivre mes études de maîtrise à l’Université Memorial. Archéologue de formation, je me spécialise en entomologie. Plus précisément j’étudie les coléoptères en contextes archéologiques. Mes intérêts de recherche se situent dans le nord de l’Atlantique et circumpolaire. Photo: Courtoisie Pier-Anne Millard
Cet article fait partie de notre dossier:
Dans les tourbières du nord du Labrador
Les tourbières du nord du Labrador ne contiennent pas seulement de la mousse, de la boue et des insectes. Si vous creusez assez loin, vous trouverez des histoires du passé, racontées par les plus surprenants des conteurs. Dans ce dossier, l’archéologue environnemental en formation, Pier-Anne Milliard, explique comment les insectes qu’elle trouve dans les tourbières des îles Okak constituent des archives de l’histoire des Inuits de la région. Vous découvrirez également une chronologie générale de la région, ainsi qu’une curieuse découverte sur les géants qui ont peut-être parcouru le Big Land. (CB) Photo: Wikimedia Commons
1 Elias, S.A. & Short, S.A. (1992) Paleoecology of an interglacial peat deposit, Nuyakuk, / Southwestern Alaska, U.S.A. Géographie physique et Quaternaire 46 (1): 85-96. / Smith, B.D. (2007) The ultimate ecosystem engineers. Science 315: 1797-1798.
2 Elias, S.A. (2010) Advances in Quaternary Entomology. Elsevier, Amsterdam. / Kenward, H.K. (1978) The analysis of archaeological insect assemblages: A new approach. Archaeology of York, 19/1. London: Council for British Archaeology for York Archaeological Trust. / Forbes, V., Dussault, F. & Bain, A. (2014) Archaeoentomological Research in the North Atlantic: past, present, and future. Journal of the North Atlantic 26:1-24. / Forbes, V., Dussault, F., Lalonde, O. & Bain, A. (2017) Coléoptères, poux et puces subfossiles provenant d’habitat de chasseurs-cueilleurs : l’apport des recherches archéoentomologiques dans le nord circumpolaire. Recherches Amérindiennes au Québec. / Forbes, V., Ledger, P.M., Cretu, D., & Elias, S.A. (2020) A sub-centennial, Little Ice Age climate reconstruction using beetle subfossil data from Nunalleq, Southwestern Alaska. Quaternary International 549: 118-129.
3 King, G.A. (2012) Isotopes as palaeoeconomic indicators: new applications in archaeoentomology. Journal of Archaeological Science 39(2): 511-520.
4 Toft, P.A. (2016) Moravian and Inuit encounters: Transculturation of landscapes and material culture in West Greenland. Arctic 69(1): 1-13.
5 Forbes, V., Ledger, P.M., Cretu, D., & Elias, S.A. (2020) A sub-centennial, Little Ice Age climate reconstruction using beetle subfossil data from Nunalleq, Southwestern Alaska. Quaternary International 549: 118-129. / Ledger, P.M. (2018) Are circumpolar hunter-gatherers visible in the palaeoenvironmental record? Pollen analytical evidence from Nunalleq, Southwestern Alaska. The Holocene 28: 415-426. / Ledger, P.M., Edwards, K.J. & Schofield, E.J. (2014) A multiple
profile approach to the palynological reconstruction of Norse landscapes in Greenland’s Eastern Settlement. Quaternary Research 82: 22-37. / Ledger, P.M., Forbes, V., Masson-MacLean, E., Knetch, R.A. (2016) Dating and digging stratified archaeology in circumpolar North America: A view from Nunalleq, Southwestern Alaska. Arctic 69(4): 378-390.
6 En français, le laboratoire de paléoécologie, l’archéologie environnementale et échéanciers.
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