Patrick Renaud
Chronique à temps perdu
On pourrait dire que la description précédente de ces deux événements est une description minimale des faits; le degré zéro de la factualité. Or cette dernière ne nous dit rien. Elle ne nous dit pas comment ces deux événements tiennent ensemble pour former un «récit» relaté par les médias». Elle ne commande aucun commentaire, aucun jugement, aucune prise de position.
Et pourtant, dans les jours et semaines qui ont suivi ces deux événements, récits, commentaires, jugements et prises de position il y a eu. Les médias se sont emparés de l’affaire, ont donné la parole à l’étudiant en question, à la présidente, à des avocats, à des représentants d’associations étudiantes et de groupes politiques. Chaque article publié était accompagné de son lot de commentaires. Chacun avait son mot à dire.
Ce qui est frappant est à quel point tous ces «mots à dire» s’éloignent de la description minimale des faits. Comme si, pour que l’événement puisse exister politiquement, pour qu’il puisse faire sens, il devait y avoir un écart nécessaire entre ce qui s’est passé et ce qu’on peut ou doit en dire.
L’évidence claire et vague
En effet, si on s’en tient au degré zéro de la factualité, on ne voit pas très bien le lien entre ces deux événements. Or, la décision de l’administration de restreindre le droit d’accès de Barter aux terrains de l’université implique un lien fort: la sanction est présentée comme la conséquence du geste posé par Barter lors de la conférence de presse du 2 décembre dernier.
Et la validité de ce lien de conséquence repose sur une «évidence»: que le geste posé par Barter était «une forme d’harcèlement et d’intimidation à l’endroit de Dr. Timmons». Sans cette «évidence», sans cette interprétation du geste de Barter, la mesure administrative est sans justification. Pas de châtiment sans crime, ni d’effet sans cause.
Vu donc l’importance centrale de cette «évidence», beaucoup des commentaires des internautes tournaient autour de cet événement et de ce qui s’y donnait à voir. Un internaute le dit clairement: «De ce que je peux voir aux nouvelles, ceci était clairement de l’harcèlement, pas une manifestation pacifique». Un autre commentateur est cependant plus nuancé: «J’ai regardé et c’est vague, mais on peut comprendre pourquoi ils pourraient interpréter cette action spécifique comme étant de l’harcèlement et de l’intimidation».
Les évidences renversées
Ainsi, comme le suggère cette oscillation entre le vague et le clair, cette évidence est loin d’en être une. C’est ce que fait d’emblée valoir Barter dans ses interventions médiatiques. En fait, il s’adonne à un véritable exercice de réduction interprétative de son geste, rapprochant ce dernier de la description minimale énoncée au début de cette chronique: «Je n’ai fait que me lever, je me suis tenu debout sans bouger et j’ai tenu une pancarte. Je n’ai pas empêché Dr. Timmons de parler.»
Alors que Dr. Timmons affirme qu’en se levant, qu’en se tenant debout sans bouger et qu’en tenant une pancarte, Barter l’a, par le fait même, harcelée et intimidée – ce serait là le sens réel de son geste -, Barter nous dit: je me suis levé, je me suis tenu debout et j’ai tenu une pancarte. Rien de plus. Le militant étudiant nous dit ainsi que la sanction administrative repose sur une interprétation qui s’écarte de l’évidence des simples faits.
Or cette réduction interprétative permet aussi à Barter de proposer sa propre «évidence» à la fois claire et vague, son propre écart interprétatif: que la sanction qui lui a été imposée est avant tout un geste politique, non pas administratif; que la sanction n’est pas seulement une sanction.
C’est ce qu’affirment différents groupes étudiants ou politiques qui ont défendu Barter: que la sanction était un geste «flagrant de censure» et une menace aux droits politiques des étudiants de s’exprimer et de manifester.
L’événement médiatique et politique doit ainsi se comprendre comme une querelle qui oppose deux manières de raconter ce qui s’est passé. Deux manières de faire voir ce qui s’est passé et qui s’élaborent ainsi à partir d’«évidences». Ces dernières ne sont pas cependant des simples faits, mais se construisent plutôt à partir d’un certain nombre d’écarts par rapport à ces simples faits: du silence à l’intimidation, de l’immobilité à la violence, et de la mesure administrative à la censure et à la dérive anti-démocratique.
Loin de nous emprisonner cependant dans un perspectivisme stérile où chacun serait enfermé dans le cadre privé de sa propre vérité, ce type de querelles, sur ce qui se donne à voir et ce qui relève ou non de l’évidence, est au fondement de cette forme de vie collective que nous appelons démocratie.
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