Coline Tisserand
Dans cette émission de télé-réalité, le couple Blue vogue caméra en main sur les traces du célèbre auteur canadien Farley Mowat, qui a lui-même sillonné en voilier la côte sud de Terre-Neuve dans les années 50 et 60. «Nous avons trouvé le flow pour la série maintenant. Comme pour la saison précédente, il n’y aucun script pré-écrit. On sait dans quels endroits on veut aller et nous avons juste à vivre les aventures pour y arriver», résume Isaac Blue, compagnon de vie et d’aventure de la réalisatrice.
Des bouquins comme plan de navigation
Pendant les derniers mois, les deux aventuriers – Martine à la caméra et Isaac à la barre – ont donc navigué vers des localités de la côte sud terre-neuvienne où ils n’avaient pas pu se rendre pour la saison 1 pour cause de problèmes techniques avec leur voilier, mais qui sont mentionnées dans les écrits de Farley Mowat.
Leur feuille de navigation se base principalement sur le livre The boat who wouldn’t float et les mémoires Bay of Spirits: A love story, dans lesquels il relate ses aventures maritimes à Terre-Neuve. Ontarien d’origine, l’écrivain a passé huit années de sa vie sur l’ile avec sa deuxième femme, Claire (Wheeler) Mowat. «Farley et Claire ont vécu à Burgeo pendant huit ans. Ils passaient leurs étés dans la Bay d’Espoir à naviguer et à camper sur leur voilier pendant des semaines», observe Martine Blue, originaire de Toronto, «comme Claire Mowat», fait-elle remarquer.
Après quatre jours de navigation de Epworth à Gaultois en août dernier, accompagné de la Québécoise Maude Julia Blanchet comme matelot, et trois jours de voile dans la Bay d’Espoir en septembre, le couple doit encore se rendre à Burgeo, François, Saint-Pierre et Miquelon pour tourner des images avant l’hiver.
«Des pirates locaux!»
Les relations entre Farley Mowat et les Saint-Pierrais n’ont pas été sans remous, comme le raconte Martine Blue. Retourné en Ontario l’hiver suivant sa rencontre avec Claire, l’auteur laisse son voilier à Saint-Pierre, le confiant aux bons soins de Théo, Paulo et Martin, trois amis saint-pierrais. «Les trois pensaient chacun que c’était l’autre qui s’en occupait, mais ce n’était pas le cas. Le voilier s’est retrouvé abandonné, écrasé sous un quai, et donc en très mauvais état au retour de Farley l’été suivant. Il a dû le faire réparer là-bas par des locaux.» Insatisfait avec le taux facturé pour les réparations (bien que couvert par l’assurance), Mowat manigance une fuite avec son voilier. Sous prétexte de vouloir tester le moteur avant un vrai départ, il part en mer avec plusieurs amis pour éviter toutes suspicions. En chemin, prétextant un problème de moteur, il presse ses amis d’embarquer sur un dory pour retourner au port sans lui, et en profite pour s’enfuir sans payer. «Dans son livre, Farley parle des personnes qui ont réparé son bateau comme des “pirates locaux”. Il était vraiment contre la classe marchande, et c’est pour cela qu’il a fait ce truc sournois», souligne la réalisatrice, fascinée par les nombreuses histoires rocambolesques de l’écrivain.
La facture est finalement réglée deux ans plus tard par sa compagnie d’assurance pour un tiers du prix demandé. Et Farley Mowat, de conclure sur ces histoires dans The Boat who wouldn’t Float: «On pourrait penser que je n’oserais plus jamais montrer mon visage à Saint-Pierre. Ce n’est pas le cas. Lorsque je suis retourné trois ans après l’événement pour faire un film sur les îles, l’un des pires “pirates” a été le premier à me payer un verre. Loin d’être rancuniers, ces messieurs m’ont accueilli comme un prodigue de retour au pays. Étant né et élevé WASP [White Anglo-Saxon Protestant, ou protestant blanc anglo-saxon en français], je suppose que je ne comprendrai jamais le point de vue des Gaulois.» [traduction libre].
Mowat chez les Français
L’archipel français a une place particulière dans le cœur de Farley Mowat, puisque c’est sur un quai de Saint-Pierre au début des années 60 qu’il rencontre celle qui deviendra sa deuxième femme, Claire Wheeler. «Claire était là-bas pour apprendre le français. Lorsque Farley l’a croisée sur le quai, elle dessinait des bateaux ancrés au mouillage. Ils ont entamé une conversation, il lui a demandé si elle voulait faire de la voile avec lui… et elle a accepté! Ils ont eu une liaison pendant de nombreuses années avant de se marier. Farley avait alors une épouse et deux enfants, mais il a finalement divorcé», relate Martine Blue.
Farley Mowat passera plusieurs semaines dans l’archipel français en compagnie de Claire et d’amis Basques et Saint-Pierrais. Les histoires ne manquent passur leurs aventures en France: traversées en voilier pour des pique-niques (vin, fromage, pain frais et anchois!) sur les plages de Langlade et Miquelon, ou encore observation de chevaux sauvages et de phoques – encore présents aujourd’hui – dans le Grand Barachois, la lagune entre Miquelon et Langlade. Martine Blue a d’ailleurs retrouvé des images d’archives de CBC montrant Farley sur cette lagune en train de ramper à la manière d’un phoque pour s’en rapprocher.
Martine et Isaac Blue ont donc prévu d’aller dans l’archipel français dans quelques semaines sur les traces de ces histoires, mais cette fois sans leur voilier, notamment par manque de temps.
Pris la main dans le sac… de sel
Malgré l’abolition de la prohibition américaine en 1933, la contrebande d’alcool entre Saint-Pierre-et-Miquelon et Terre-Neuve a été une pratique de longue date, répandue et rentable pendant tout le 20e siècle. Rien d’étonnant donc à ce que Farley Mowat se retrouve mêlé à une tentative de contrebande lors de son passage à Saint-Pierre. Après une rencontre avec deux Terre-Neuviens, les frères Manuels, il est convenu que son bateau soit utilisé pour faire passer de l’alcool jusqu’à Hermitage Bay, sur la côte sud terre-neuvienne. «Farley pense donc faire de la contrebande d’alcool, mais il se fait arrêter par un bateau de la RCMP pendant sa traversée. Pour se sortir d’affaires, il prétend ne parler qu’espagnol, mais les officiers l’obligent à jeter les “sacs de sel” connus pour cacher des bouteilles d’alcool, et Farley s’exécute de mauvaise grâce», relate Martine Blue. Plus tard, alors qu’il retrouve les frères Manuels arrivés sur un autre bateau avant lui, ceux-ci ne peuvent s’arrêter de rire de lui. «En fait, son bateau avait été utilisé sans qu’il le sache comme un leurre pour tromper les officiers, et l’alcool transporté sur un autre bateau jusqu’à Terre-Neuve!» Le contenu des sacs de sel jetés à la mer par Farley Mowat? Du sable et des roches!
Une matelote franco qui tombe à pic
En juillet 2022, le couple Blue tente leur traversée à la voile entre Epworth et Gaultois. Mais c’est une tentative ratée : «Le moteur est encore tombé en panne, on avait des vents contraires… Il aurait fallu 13 heures pour atteindre le point d’habitation le plus proche et j’aurais été épuisé d’ici là à essayer de jeter l’ancre. Cela fait déjà 6 ou 7 heures qu’on n’avançait nulle part !», explique Isaac Blue.
Le couple décide donc de ne pas insister pour cette fois-ci. Martine Blue poursuit: «Il m’a dit: “nous avons besoin d’une troisième personne, quelqu’un qui puisse prendre le gouvernail pour que je puisse dormir quelques heures par-ci par-là”. Et puis cette nuit-là même, j’ai reçu un message de Maude Julia Blanchet sur les réseaux sociaux, me demandant si on ne cherchait pas un matelot pour aider avec la traversée pendant notre tournage.»
Les deux aventuriers sont ravis de cette proposition qui tombent à pic et la Québécoise, aussi membre du conseil d’administration du Gaboteur Inc., embarque donc pour la traversée de quatre jours en août.
Maude Julia Blanchet (à droite de Isaac Blue), connue surtout comme artiste sur la scène musicale de St. John’s, a été d’une grande aide pour la navigation sur le voilier pendant une partie du tournage. Photo: Martine Blue (courtoisie)
Ouragan, changement climatique, perte et relocalisation
Si dans la première saison, l’histoire se tisse notamment autour des témoignages de personnes locales ayant connu Farley Mowat, la prochaine à venir se veut plus personnelle. Le premier épisode devrait s’ouvrir à Epworth, localité côtière sur la péninsule de Burin, là où vit le couple Blue. Leur maison et leur propriété, achetées sur un coup de tête pour 500$ il y a quinze ans, ont subi des dommages lors du passage de la tempête Larry en septembre 2021. «Nous avions l’un des derniers chafauds de pêche du village et il a été emporté en une heure sans qu’on puisse rien faire. C’est un aspect d’Epworth que Farley aimait, il la décrivait le village comme idyllique, notamment à cause de tous ces chafauds et des quais qu’il voyait depuis son bateau. Je veux donc montrer et parler des ouragans, du changement climatique et de la perte», raconte Mme Blue.
C’est aussi là que tout a commencé pour Floating after Farley. Quand il avait 14 ans, Gerald Moulton, un voisin des Blue à Epworth, a en effet connu Farley Mowat, l’aidant à réparer son bateau. Gerald a révélé à la cinéaste que l’auteur iconique s’était à l’époque amarré sur un quai anciennement présent sur la propriété actuelle des deux Ontariens. C’est cette anecdote qui a poussé Martine Blue, déjà fan de l’auteur, à commencer une série de télé-réalité en voilier sur ses traces.
Les nouveaux épisodes se pencheront aussi sur la relocalisation (resettlement) à Terre-Neuve, un sujet qu’on retrouve dans les écrits de monsieur Mowat. Selon la réalisatrice, «il était très contrarié par la question de la réinstallation. C’était un grand thème pour lui. C’est un thème pour nous parce que nous y sommes aussi confrontés, nous la vivons aussi actuellement.» L’été 2021, le couple Blue a tellement aimé le village de Gaultois qu’il y a acheté une maison, sans savoir qu’un an plus tard, plus de 75% de ses habitants se diraient en faveur de la relocalisation de Gaultois dans un vote préliminaire. Aujourd’hui, seuls environ 100 habitants vivent dans ce village terre-neuvien accessible seulement par bateau, selon le recensement Statistique Canada de 2021.
«L’excuse de la saison est plus personnelle parce que nous avons des histoires, certes qui affectent d’autres personnes aussi, mais qui nous ont aussi affecté personnellement.» Tous ces récits en lien avec Farley Mowat seront à découvrir prochainement lors de la sortie de la deuxième saison de Floating after Farley, prévue au printemps 2023.
Un auteur canadien engagé et controversé
Né en 1921 en Ontario, Farley Mowat est l’un des auteurs canadiens les plus lus : ses livres sont traduits dans plus 52 langues et vendus à plus de 17 millions d’exemplaires partout dans le monde selon Encyclopédie Canada. Considéré comme un auteur, environnementaliste et activiste, ses ouvrages ne laissent personne indifférent et sont parfois sujet à des controverses. Ses écrits traitent notamment le thème de la défense des animaux dans plusieurs livres comme Never Cry Wolf (1963), Sea of Slaughter (1984) ou encore A Whale for the Killing (1972). Farley Mowat commence l’écriture de ce dernier à Burgeo, et relate l’époque où une baleine de 80 tonnes s’est retrouvée piégée dans un lagon d’eau du village. Ce livre n’a pas été très bien accueilli par les résidents de la communauté terre-neuvienne, et certains estiment que cette publication a mis Burgeo sur la carte pour une mauvaise raison.
Deux autres livres relatent ses huit années vécues à Burgeo, à Terre-Neuve: The Rock Within the Sea: A Heritage Lost (1968) où il décrit les marins terre-neuviens comme des héros, The Boat Who Wouldn’t Float (1969) récompensé par la médaille Leacock en 1970. Nombres de ses ouvrages sont donc autobiographiques et il a également écrit plusieurs ouvrages de littérature jeunesse. À partir des années 2000, il s’est consacré davantage à l’écriture de ses mémoires, notamment Bay of Spirits: A Love Story (2006) où il se penche sur ses moments passés à Terre-Neuve. Nommé officier de l’Ordre du Canada en 1981, l’auteur est décédé en 2014 à 92 ans.
Rencontre du cinéma et de la voile
Martine Blue, qui a notamment travaillé comme vidéo-journaliste avec CBC, réalise des films, des programmes télévisés et des contenus Web depuis une quinzaine d’années. Elle a réalisé et scénarisé un webisode de la série francophone Hors Circuits 2. Son long métrage Hunting Pignut, qu’elle a écrit, réalisé et monté elle-même, a reçu plusieurs nominations et récompenses.
Isaac Blue, né d’un père Terre-Neuvien et d’une mère Franco-Ontarienne, est passionné par les sports de glisse depuis sa tendre enfance. «J’ai grandi en faisant de la planche à voile, de la voile sur les lacs de l’Ontario. Quand j’ai rencontré Martine, elle vivait proche d’un lac et son père avait un petit voilier qui était négligé, alors je l’ai réparé et navigué pendant des années.», explique Isaac Blue. Sa formation en navigation? «Les vidéos Youtube!» répond le passionné de voile. Il convainc Martine d’acheter un voilier une fois le couple installé à Terre-Neuve. C’est grâce à Martine qu’il est tombé dans la marmite du cinéma: «J’ai commencé parce que Martine avait besoin de quelqu’un pour construire des accessoires, des décors, tenir les lumières, etc.», explique celui qui a travaillé dans le domaine de la construction par le passé.
Tous deux originaires de l’Ontario, Martine Blue et Isaac Blue habitent depuis quinze ans à Terre-Neuve. Ils partagent leur temps entre leur maison sur la péninsule de Burin à Epworth, leur nouvelle maison à Gaultois, leurs projets de cinéma à St. John’s… et sur l’eau en voilier, en kayak ou en planche à pagaie.
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