le Samedi 12 juillet 2025
le Jeudi 10 juillet 2025 9:22 Chroniques

Des «cafés détox» et la grande fatigue numérique

  Pier-Ann Milliard
Pier-Ann Milliard
Monsieur Un-Tel vit dans une petite communauté rurale de Terre-Neuve, si reculée que le signal cellulaire y est quasi inexistant… Pendant ce temps, Madame Chose-Bine, elle, vit en ville. Surconnectée. Submergée.
Des «cafés détox» et la grande fatigue numérique
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Pier-Ann Milliard

Pier-Ann Milliard

Monsieur Un-Tel vit dans une petite communauté rurale de Terre-Neuve. Si reculée que le signal cellulaire y est quasi inexistant, et l’accès à Internet haute vitesse… eh bien, appelons-le ce qu’il est: douloureusement lent. Pour beaucoup d’entre nous qui vivons en ville, que ce soit à St. John’s ou ailleurs, cette situation semble tout simplement inconcevable. Courriels instantanés, appels Zoom, réseaux sociaux, plateformes numériques éducatives ou professionnelles: l’accès à la connectivité est devenu notre norme, au point où s’en passer nous paraît impensable.

Mais pour Monsieur Un-Tel, le quotidien n’en dépend peut-être pas autant. Il vit selon un rythme local, en proximité avec son environnement. Pourtant, dans une société où presque tout: des services gouvernementaux aux déclarations d’impôt, des services bancaires aux soins de santé, passe par le numérique, être mal connecté revient à être marginalisé. Naviguer ces plateformes avec un accès limité ou parfois absent peut être profondément décourageant. Dans certains cas, cela compromet carrément l’accès à l’information, à l’éducation, ou à l’emploi.

Pendant ce temps, Madame Chose-Bine, elle, vit en ville. Surconnectée. Submergée. Notifications, courriels, textos, rendez-vous virtuels: sa journée commence avec une alerte et se termine dans un fil Instagram sans fin. Ce rythme effréné, bien que devenu familier, est loin d’être anodin. Le cerveau humain, rappelons-le, libère de la dopamine en réponse à ces stimuli numériques. Mais une surcharge de récompenses faciles, sans effort physique ou interaction réelle, crée des déséquilibres neurochimiques. Fatigue mentale, anxiété, dépression, trouble de concentration: les effets de la surcharge informationnelle sont bien documentés.

Alors, comment trouver l’équilibre?

Pier-Ann Milliard

Quand la déconnexion devient une solution

C’est dans ce contexte qu’un mouvement singulier (mais simple!) est né à Amsterdam: The Offline Club. Imaginé comme une réponse à la fatigue numérique, ce concept propose des espaces publics entièrement sans technologie, ni téléphones, ni ordinateurs, ni tablettes. Née d’une simple retraite numérique entre amis, l’idée s’est concrétisée en février 2024 dans un café à Brecht, grâce à trois jeunes fondateurs: Kneppelhout, Valentijn Klok et Jordy van Bennekom. Leur philosophie est simple: se déconnecter pour mieux se reconnecter à soi, aux autres, au monde.

Ces lieux sans écrans offrent une alternative au rythme imposé par la technologie. On y lit, on y joue à des jeux de société, on y parle, on y fait de nouvelles rencontres. L’ambiance y est particulière, presque méditative. Des «hôtels pour téléphones» y sont même installés: impossible d’accéder à l’espace sans déposer ses appareils. L’idée n’est pas de diaboliser la technologie, mais de créer des bulles de pleine conscience. Ce type d’initiative prend racine dans une prise de conscience plus large: notre bien-être collectif nécessite parfois une pause. Et non, pas une pause sur les réseaux sociaux…

Fracture numérique et équilibre fragile

On pourrait croire que Monsieur Un-Tel ne comprendrait pas cette tendance. Après tout, il n’a pas besoin de «détox numérique»: il la vit au quotidien. Mais voilà le paradoxe. Là où Madame Chose-Bine est submergée d’informations, Monsieur Un-Tel en est parfois privé. Là où l’une cherche à fuir la technologie pour retrouver un ancrage humain, l’autre aimerait au contraire un accès plus équitable à ces outils devenus essentiels aujourd’hui dans notre société.

Car refuser d’adhérer à la technologie n’est plus toujours une option. Le monde moderne impose certaines formes de connectivité pour participer pleinement à la vie civique, sociale et économique. Mais ce n’est pas une raison pour exclure celles et ceux qui vivent en marge du réseau (parfois involontairement). L’inclusion numérique devient ainsi un enjeu d’équité : accès aux services, à l’éducation, à l’emploi… Autant de domaines où l’absence d’Internet peut creuser des inégalités profondes.

Et c’est ici que le parallèle devient intéressant. Monsieur Un-Tel et Madame Chose-Bine, bien que vivant des réalités aux antipodes, sont tous deux confrontés à une même question: comment naviguer dans un monde où la technologie est omniprésente sans qu’elle ne devienne tyrannique ou aliénante?

Pier-Ann Milliard

Et maintenant?

La réponse réside sans doute (et comme toujours) dans un juste milieu. Promouvoir l’accès équitable à la connectivité pour tous, tout en protégeant des espaces de répit, de lenteur, de silence. Cela pourrait vouloir dire investir dans l’infrastructure numérique rurale, mais aussi encourager des initiatives de «slow tech» en milieu urbain. Créer un monde où l’on peut se brancher au réseau sans s’y perdre, et s’en détacher sans être exclu. 

Après tout, Monsieur Un-Tel et Madame Chose-Bine vivent dans le même monde. Ils ont peut-être plus en commun qu’il n’y paraît. J’espère que cette tribune de Madame Chose-Bine inspirera certaines personnes à entreprendre ce genre de détox numérique ici à St. John’s!