Dans une émission de radio sur CBC NL1, plusieurs parents étaient amenés à partager leurs appréhensions liées à la rentrée qui, cette année, ne semble pas aller de soi. En effet, cette rentrée a encore l’odeur triste et brûlée des feux d’été; une odeur qui traîne avec elle des images désolantes de maisons détruites, d’horizons de fumée et de soleils rouges. Elle porte aussi d’autres images, celles d’un avenir rongé par l’inquiétude; des images qu’il peut être difficile de porter pour des parents qui veulent ce qu’il y a de mieux pour leurs enfants.
À ces images de l’avenir qui brouillent l’esprit, il faut ajouter les troubles liés au présent social et économique de la province: insécurité alimentaire, crise du logement, augmentation du coût de la vie, conciliation travail-famille difficile ou compliquée… Comment naviguer entre un avenir qui brûle et les immédiates et matérielles exigences du quotidien?
La fragilité du quotidien
Un des intervenants lors de l’émission offrait un conseil à ces parents inquiets: «se concentrer sur ce qu’on peut contrôler.» Ce contrôle sur sa vie implique selon lui de revenir aux petites tâches qui structurent le quotidien: amener les enfants à l’école, préparer les repas, planifier son temps au jour le jour. Cultiver une routine, cette «petite route qu’on prend, toujours la même, par habitude»2, permettrait de «réduire au silence le bruit» du monde afin de retrouver ce que la pensée grecque ancienne appelait ataraxie ou absence de troubles.
L’intervenant conseillait ainsi de vivre d’une manière qui appelle à un «rapetissement» ou à une «réduction» de notre monde. Cette forme de vie reprend une vieille sagesse stoïcienne selon laquelle «parmi les choses qui existent, les unes dépendent de nous, les autres ne dépendent pas de nous»3. Le bonheur consisterait ainsi à ne pas tenter de vivre au-delà du cercle des choses qui dépendent de nous, c’est-à-dire, ici: la vie domestique et le travail.
La sagesse de ce conseil est cependant limitée dans la mesure où elle mesure mal les difficultés réelles et concrètes rencontrées par ces parents. D’une part – et c’est ce que ces parents décrivent -, notre quotidien même échappe de plus en plus à notre contrôle. Quel contrôle en effet peut-on exercer sur l’augmentation du coût des loyers qui réduit comme peau de chagrin l’argent qu’on peut avoir à sa disposition pour nourrir ses enfants, payer leurs matériels scolaires, leurs vêtements ou leurs divertissements? Que veut dire «contrôler une vie familiale précaire»? Ou encore, quel contrôle peut-on exercer sur les bouleversements climatiques qui asphyxient nos étés?
Les tressaillements de l’économie et de la Terre viennent brouiller, voire effacer cette supposée ligne qui distingue ce qui est en notre pouvoir et ce qui ne l’est pas. Notre quotidien se fragilise. Les scènes ordinaires de nos vies sont envahies par leurs arrière-scènes, comme ce fut le cas cet été pour ces parties de baseball ou de soccer un peu partout au pays annulées à cause de la fumée des feux4.
Une autre limite de cette sagesse est que nos sociétés contemporaines sont traversées par des dynamiques d’accélération qui font que nous avons l’impression que nous manquons de temps et qu’il n’y a pas de temps à perdre5. Nos obligations se multiplient, se complexifient, leurs rythmes s’accélèrent. À cela s’ajoute l’impératif capitaliste de productivité qui régente nos vies au travail, à la maison, en vacance, lorsque nous nous entraînons, lorsque nous dormons, lorsque nous éduquons nos enfants. Or, «plus nous essayons de contrôler le temps, plus il nous contrôle»6 et plus notre âme, prisonnière d’un temps qui ne nous appartient pas, tressaille; un tressaillement qui s’ajoute à ceux du monde.
Faire que
Une autre intervenante lors de l’émission, une grand-mère, avait un tout autre conseil; elle était habitée par un tout autre désir. Contrairement au premier intervenant qui proposait une «réduction» du monde pour mieux le contrôler, cette grand-mère constatait que, depuis la pandémie, son monde s’était déjà considérablement réduit et qu’elle vivait, en quelque sorte, une existence diminuée. Par exemple, elle mentionnait qu’on ne célébrait plus collectivement les accomplissements scolaires de ses petits-enfants et des enfants de sa communauté.
Face à cette réduction, il n’y avait qu’une chose à faire, selon elle: «faire exploser les limites de ce monde-là.»7 Exploser les limites dans ce cas-ci voulait dire sortir de l’enceinte de la routine domestique et rassembler des parents autour d’un projet communautaire de célébration des diplômés.
L’exemple est banal, le désir est humble; mais ce qui s’y joue importe au plus haut point. Cette sagesse de grand-mère nous rappelle la puissance poétique d’une existence qui refuse d’être diminuée ou réduite. Une puissance qui est poétique dans la mesure où elle renvoie à notre capacité de «faire que», de donner une forme à notre vie commune et d’intervenir dans le tissu du monde dans lequel nous vivons; elle renvoie à notre capacité de refuser l’impuissance.
Cette sagesse nous rappelle aussi qu’une telle capacité se nourrit d’une forme de courage qui consiste à répondre de nos désirs, notamment lorsque ces désirs sont aussi l’expression d’une volonté de communauté: qu’il s’agisse d’organiser une célébration, de construire un jardin communautaire, de prendre soin des personnes âgées du quartier, de fonder des communautés intentionnelles ou des coopératives d’habitation, de se rassembler pour lire un livre, pour cuisiner ou pour prier ensemble.
L’exemple de cette grand-mère peut servir d’inspiration afin de repenser ce que peut vouloir dire vivre une vie digne, à quelques-uns, à plusieurs, dans un monde qui tremble.
1. The Signal with Adam Walsh, «Parents on back to school, cost of living and politics», 28 août 2025. Épisode disponible en ligne.
2. «Routine», définition dans le dictionnaire Littré. Entrée disponible en ligne.
3. Epictète, Le Manuel, §1.
4. Cf. The Signal, «Parents on back to school, cost of living and politics».
5. Bernard Aspe, Horizon inverse, Éditions Nous, 2013, pp. 36-42.
6. Jonathan Martineau, Surplace frénétique, Brèches. Article disponible en ligne.
7. Cf. The Signal, «Parents on back to school, cost of living and politics».