le Jeudi 17 juillet 2025
le Lundi 14 juillet 2025 12:41 Alimentation

Alimentation, statut et esthétique récessionnaire

Une analyse politique de la consommation culinaire en période de crise économique.
Alimentation, statut et esthétique récessionnaire
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En tant que communicatrice politique et militante féministe, je suis de plus en plus sensible à la manière dont les choix du quotidien, notamment en matière d’alimentation, reflètent des structures plus profondes de classe sociale, de pouvoir et d’identité. L’un des indicateurs les plus clairs de ce phénomène aujourd’hui est la manière dont la nourriture est mise en scène comme symbole de statut dans un contexte de déclin économique. J’examinerai comment les politiques alimentaires sont façonnées par l’esthétique récessionnaire, l’autoreprésentation néolibérale et le désir de stabilité dans la précarité. Je soutiens que la consommation alimentaire n’est pas apolitique, mais constitue un lieu culturel et matériel de lutte des classes et de signaux sociaux, qui mérite une attention politique urgente.

En période d’incertitude économique, les habitudes de consommation ne disparaissent pas, elles se transforment. L’«indice du rouge à lèvres», terme popularisé pour désigner l’augmentation des achats de cosmétiques lors des ralentissements économiques, illustre bien cette dynamique. Plutôt que d’abandonner le consumérisme, les individus se tournent vers des «luxes modestes». Aujourd’hui, la nourriture est devenue une monnaie de réconfort. La popularité du pain au levain rustique, du lait d’avoine en petite production et des pâtisseries haut de gamme en supermarché ne relève pas simplement de la mode. Ce sont des actes codés de performance culturelle. Alors que l’inflation et l’emploi précaire redéfinissent la vie de la classe moyenne au Canada, ces aliments servent à la fois de mécanismes d’adaptation et de moyens d’affirmer son goût, sa distinction et sa maîtrise.



En mobilisant la théorie du capital culturel de Pierre Bourdieu, il devient évident que la nourriture est un médium par lequel les individus expriment leur identité de classe et revendiquent un pouvoir symbolique. Dans La distinction, Bourdieu soutient que le goût n’est jamais une simple préférence individuelle : il est l’expression structurée d’un positionnement social. Le paysage canadien contemporain en matière de consommation incarne parfaitement cette idée. Il ne s’agit pas seulement de ce que l’on mange, mais de la manière dont on mange: comment on présente un croissant, comment on photographie un matcha, d’où proviennent les aliments. Ces choix diffusent un message de résilience économique et de contrôle esthétique dans un monde instable.

Ce que j’observe dans les espaces numériques, en particulier sur Instagram, TikTok et les forums lifestyle de niche, est une esthétique croissante de la stabilité. Les utilisateurs et utilisatrices n’exhibent plus l’extravagance, mais mettent en scène un calme domestique: bocaux soigneusement étiquetés, pain fait maison, repas équilibrés dans des contenants en bambou. C’est ce que j’appelle la tendance des «normalités de la classe moyenne». Elle révèle une aspiration collective à la maîtrise et à l’apaisement, par la familiarité, l’ordre et la prévisibilité. En effet, cette esthétique fonctionne comme un rempart face au chaos psychologique et matériel d’un capitalisme en crise.

Cependant, ce retour au minimalisme et au confort n’est pas aussi inclusif qu’il le paraît. Tandis que certains Canadiens peuvent styliser leur consommation pour refléter la sobriété et la simplicité, d’autres luttent contre une insécurité alimentaire croissante. En 2023, Banques alimentaires Canada rapportait que près de 2 millions de personnes avaient eu recours aux banques alimentaires en mars seulement, soit une augmentation de 32% par rapport à l’année précédente. Ces chiffres révèlent l’écart entre la nourriture en tant que performance de style de vie et la nourriture en tant que besoin fondamental. Le garde-manger digne d’Instagram et le panier d’urgence alimentaire coexistent dans le même univers politique, mais rarement dans le même univers culturel.

 

Par ailleurs, l’esthétique alimentaire récessionnaire doit être comprise dans le contexte de l’extraordinaire capacité du capitalisme à absorber la critique. Comme l’a soutenu Naomi Klein dans No Logo, les sentiments anti corporatistes peuvent être récupérés et revendus aux consommateurs. La vague actuelle du «luxe discret» en alimentation, comme les céréales patrimoniales, les confitures artisanales et les cuisines zéro déchet, reconditionne la rareté en vertu et réinscrit subtilement les inégalités. Ce qui relevait autrefois de la nécessité économique, comme les repas maison ou les conserves, est aujourd’hui stylisé comme une forme de supériorité morale et d’art de vivre raffiné.

Les implications politiques dépassent la sphère économique pour toucher à l’identité nationale. Au Canada, on observe une montée parallèle du nationalisme culinaire: marchés fermiers, campagnes «local d’abord», renaissance de recettes nostalgiques. Bien que ces mouvements se présentent comme durables et communautaires, ils peuvent également reproduire des récits d’exclusion autour de l’appartenance. Comme le montre DeSoucey dans son étude sur le gastro-nationalisme dans l’Union européenne, la nourriture est souvent mobilisée pour renforcer des conceptions étroites de l’authenticité culturelle et de l’héritage. Dans un pays aussi diversifié que le Canada, le nationalisme culinaire risque d’aplanir les réalités multiculturelles au profit d’une nostalgie colonialiste et d’un patriotisme consumériste.

Tout cela nous mène à une intervention politique nécessaire. Il est impératif de prendre l’alimentation au sérieux en tant qu’enjeu de politique publique, d’identité et d’équité. La culture alimentaire esthétisée, surtout en période de contraction économique, peut masquer les profondes inégalités matérielles qui déterminent qui peut consommer quoi, quand et comment. Pour y remédier, il faut aller au-delà des critiques des tendances de style de vie. Nous avons besoin d’un cadre politique robuste qui traite l’accès à une alimentation nutritive et digne comme un droit humain. Cela implique d’augmenter le financement des programmes alimentaires communautaires, de réguler les prix pratiqués par les grandes chaînes d’alimentation et de remettre en question les structures qui permettent à l’inégalité de se déguiser en bon goût.

En somme, l’alimentation au Canada aujourd’hui dépasse largement la simple nutrition. Elle est un symbole de statut, un script culturel et un terrain politique. Le passage récessionnaire de l’opulence à la modestie esthétique reflète à la fois une tentative de maîtrise et une angoisse profonde de perte de statut social, de stabilité et d’avenir. Comprendre la nourriture comme un signifiant politique nous permet de poser des questions plus précises sur qui bénéficie de ce changement esthétique et qui en est exclu. En tant que chercheur·e·s et citoyen·ne·s, nous devons interroger les récits que nous construisons à travers ce que nous mangeons et exiger des politiques qui garantissent que personne ne soit laissé pour compte.



 Leisha Toory est la fondatrice du Period Priority Project, nommé pour un Prix des droits de la personne, et une analyste politique et consultante sept fois nommée pour son expertise en santé et droits sexuels et reproductifs (SDSR). Titulaire d’un baccalauréat en science politique de l’Université Memorial, elle a reçu le Prix de la créatrice féministe 2025 décerné par la Fondation canadienne des femmes.