La progression aveugle des flammes frappe par son ampleur; une ampleur parfois difficile à comprendre. Le journaliste qui raconte la nouvelle au jour le jour tente parfois quelque comparaison: «L’incendie de Kingston, dans l’est de Terre-Neuve, couvrait environ 98 kilomètres carrés lundi, soit presque la taille de la ville de Paris1.» La comparaison, comme toute comparaison, est trompeuse, car elle ne nous dit pas ce que cela veut dire, pour les habitants d’un lieu, de voir leur espace de vie ou les endroits qui leur sont familiers, brûler, disparaître. Le nombre et le nom propre – celui d’un autre lieu, Paris, par exemple – ne parviennent pas à dire ce passage violent de l’existence au néant, la destruction.
S’adapter
Le monde brûle. Bizarrement, cette manière de parler, de dire que c’est «le monde» qui est le sujet du verbe «brûler», a quelque chose de rassurant pour les animaux rationnels et fabulateurs que nous sommes; et ce, même si cette phrase décrit quelque chose de terrifiant. Face à ces feux, à ces paysages de cendre, nous avons tendance à y voir un «acte de Dieu», l’expression d’une puissance qui nous excède et qui nous prend par le haut. Face à une telle force qui, été après été, forme une nouvelle géographie incendiaire et qui enfume et suffoque le ciel, il est difficile de réfléchir réellement à la question «Que faire?».
Certains disent qu’il faut «s’adapter» à la «nouvelle réalité climatique». L’expression semble sage et a le verni de la respectabilité des sciences de l’évolution. Mais que veut dire s’adapter à une nouvelle période d’extinction massive des formes de vie terrestre, la sixième de l’histoire de la Terre2? Que voudrait dire vivre et habiter « dans un monde de fantômes »3 où la vie meurt? Avons-nous même les ressources spirituelles et éthiques nécessaires à une telle vie?
Cela dit, la difficulté principale de penser notre rapport au monde en termes d’adaptation et de poser sérieusement la question du «que faire» tient à ce que le monde brûle dans la mesure où il est brûlé, calciné par ce qu’on appelle, par pudeur ou honte, «activité humaine». En effet, notre civilisation est une civilisation de feu et de pétrole. «Nous mangeons, nous nous logeons et nous nous habillons en mettant le feu.»4 Le spectre de ce que nous désirons et de ce à quoi nous aspirons – par besoin ou par goût pour le luxe –, tout cela repose sur un rapport destructeur au vivant.
On ne peut pas être surpris alors lorsqu’une critique de la culture automobile – objet magique qui nous permet de travailler et de nous divertir – soit vécue par beaucoup comme une véritable menace existentielle5. Car ce qui est mis en cause et critiqué, c’est ce qui nous anime, nos manières de désirer, et ce qui donne forme à nos vies. C’est probablement une des raisons pour lesquelles nous avons tant de difficultés, individuellement et collectivement, à faire face au «défi climatique»: il est difficile de ne pas désirer ce que nous désirons. Il est difficile de résister à la puissance ou à l’appel d’un désir, même lorsque celui-ci est mortifère ou qu’il participe et contribue à la destruction et à la disparition des lieux qui nous sont chers et familiers. Il est difficile de le faire car on identifie trop rapidement ce qu’on désire à ce qu’on est.
Désirs et culture
Lors d’un bref passage dans le Maine, ma conjointe et moi avons campé sur le terrain d’une école de techniques de survie. Une poignée de jeunes femmes vingtenaires s’y étaient rassemblées pour suivre quelques cours. D’emblée, on pouvait comprendre qu’ils n’étaient pas animés par un fantasme quelconque de survie post-apocalyptique. Se laissait voir plutôt le désir d’une expérience spirituelle de partage et de connaissance d’un lieu fourmillant de vie; un désir d’apprendre à exister de manière radicalement égalitaire avec d’autres formes de vie, végétales et animales.
Cette égalité radicale supposait selon elles une capacité de connaître et de respecter certaines frontières, d’exercer un sens de la retenue dans leur propre manière d’occuper l’espace et de s’approprier ce qui s’y trouve. Ne pas voir la forêt comme un comptoir d’épicerie où se concrétise la jouissance du consommateur, mais comme un lieu sacré de don et de gratuité. Bref, une manière d’exister qui repose sur un hommage aux vies autres, une éthique de l’attention racinaire et une volonté de connaître les choses par leur nom.
Déjà, là, se traçait une autre synthèse possible de ce qu’on peut désirer et de ce qu’on peut être. Une synthèse marginale socialement, mais qui porte en elle, au présent, une image parmi d’autres des désirs autour desquels nous pourrions organiser nos formes de vie. Pour échapper à la civilisation de feu, pour répondre au «que faire?», il faut s’interroger sur les manières de donner à ce type de désirs une présence culturelle plus puissante. Ces désirs existent, mais comment les cultiver pour qu’ils engendrent des arbres aux branches si grandes que les oiseaux du ciel peuvent nicher à leur ombre6?
1La Presse canadienne, «Feux de forêt: Terre-Neuve-et-Labrador constate les dégâts», En Beauce, 18 août 2025.
2Nadia Drake, «La sixième extinction massive a déjà commencé», National Geographic, 9 novembre 2017. Article disponible en ligne.
3Ingmar Bergman (dir.), Le septième sceau, 1957.
4Dalie Giroux, Une civilisation de feu, Mémoire d’encrier, 2023, p. 17.
5On n’a qu’à penser au slogan utilisé par le chef du Parti conservateur du Québec, «Mon char, mon choix », un détournement pervers du slogan féministe « Mon corps, mon choix». Ce slogan brouille la distinction qu’il y a entre ce que nous sommes nécessairement (un corps vivant) et ce que nous avons ou ce que nous possédons de manière contingente (un char).
6Évangile selon Marc, Chapitre 4, Verset 32.