Le centre culturel French Rooms n’aurait pu trouver en Dave Jones un préposé au four à pain plus sympathique. «La job, il faut l’avoir dans le cœur!», lance d’emblée l’homme au langage coloré, qui admet faire sourire les touristes grâce à son accordéon et à sa façon de parler. Tous les jours, il les accueille chaleureusement, en anglais comme en français, et se laisse inspirer par l’ambiance et la foule présente afin de bien choisir la «p’tite toune nécessaire pour le moment.»
Né au Québec à la frontière du Labrador, l’homme dans la jeune soixantaine taquine les touches de son accordéon depuis 58 ans, suivant ainsi les traces musicales – et linguistiques – de son paternel francophone, lui-même un grand accordéoniste. Même s’il ne peut se souvenir de toutes les mélodies françaises que jouait son père, Dave Jones a développé au fil du temps son propre répertoire de
chansons variées.
Le musicien chevronné avoue être fortement imprégné de son lieu de travail. «C’est tellement une belle place, je suis capable de regarder à l’horizon pendant des heures et je vois l’Histoire!». Vêtu d’un costume d’époque du 18e siècle, l’animateur se met dans la peau des pêcheurs de morue venus de France qui accostaient, chaque printemps, sur les rives de la côte ouest terre-neuvienne. Ces marins, pour la plupart Normands et Bretons, emportaient à bord de leur embarcation des briques qui servaient à la construction du dôme de leur four, dans lequel ils faisaient cuire le pain et le poisson. Alors que le traité d’Utrecht les obligeait à lever l’ancre l’automne venu, plusieurs d’entre eux ont quitté le navire en catimini pour rester de ce côté-ci de l’Atlantique, afin d’y fonder des familles, dont plusieurs habitants de Port au Choix portent fièrement le nom aujourd’hui. «L’histoire de la France va toujours rester ici», assure Dave Jones.
Des exils à deux époques
L’épopée des pêcheurs français résonne profondément chez Dave Jones. «Je suis pêcheur et je vais toujours être pêcheur», concède-t-il. La présence du four replonge Dave Jones dans ses souvenirs d’enfance, à la belle époque où les morues étaient nombreuses à sécher au vent. En côtoyant la grande histoire, Dave Jones revit d’une certaine manière la sienne; ce dernier dresse un parallèle entre les expéditions des Français et l’exil de milliers de pêcheurs qui ont dû trouver un nouveau métier à la suite du moratoire sur la pêche à la morue, en 1992, bien souvent en troquant leur bateau pour de la machinerie lourde dans l’Ouest canadien. Un déracinement qui a laissé une marque indélébile dans sa vie et celle de nombreuses familles de l’Est du Canada. «C’est comme une maison à laquelle on
aurait enlevé le toit, mais en nous disant qu’on est capable d’y rester. Mais qu’est-ce qu’on fait dans une maison sans toit?», image-t-il pour illustrer le drame.
Malgré une plaie qui ne se cicatrise pas, Dave Jones est loin de s’apitoyer sur son sort. L’amour de la vie est bien perceptible chez ce grand optimiste, reconnaissant de se trouver dans un décor aussi paradisiaque, le regard tourné vers l’horizon et ses magnifiques couchers de soleil. «Pour moi, le four français ici nous a amené une autre vie… au lieu de faire la pêche à la morue, on va être capable de faire la pêche aux gens, pour qu’ils viennent nous dire bonjour!» , se console-t-il en rigolant.
Casser la croûte ensemble
Chaque jour, c’est un vrai rituel qui s’opère à French Rooms. Beau temps, mauvais temps, Dave Jones s’affaire à alimenter le four en bois dès 10h le matin pour que les petits pains lèvent autant que l’ambiance. Comme la pêche en mer, il doit s’adapter aux conditions météorologiques pour atteindre la température idéale comme le vent ou l’humidité. À 13h45, il nettoie le four de ses cendres, afin que les pains puissent être enfournés à 14h tapant. Cinq minutes suffisent alors pour que la pâte se transforme en petits délices moelleux et aromatiques. De 100 à 200 petits pains sont ainsi dégustés quotidiennement, selon l’affluence des touristes, accompagnés par des confitures de baies cueillies localement. La recette du pain provient de la boulangerie locale, Dot’s Pantry, mais selon la chargée du projet, Millie Spence, des recettes typiquement françaises pourraient être expérimentées un jour.
Tout comme la musique, la nourriture rassemble les humains et est porteuse d’histoire. Selon Dave Jones, chaque fournée est unique et laisse entendre différents récits, en fonction de la nationalité des gens qui s’attablent dans la salle à manger. «On a le sentiment d’être une grande famille ici», explique l’homme qui sait entretenir la flamme, autant dans un four qu’à travers sa passion pour les gens. L’activité se poursuivra jusqu’en septembre, peut-être jusqu’en octobre, tant que les touristes seront au rendez-vous. «Venez nous voir!», ordonne gentiment Dave Jones, avant d’entamer quelques airs à la fois joyeux et nostalgiques à l’accordéon. Il suffit alors de fermer les yeux pour entendre le bruit des vagues et pour que les effluves sucrées du pain viennent chatouiller nos narines.