Coline Tisserand
Six ans après la sortie de ce livre, ses mots et images de l’hiver terre-neuvien ont ainsi repris vie musicalement le 25 novembre dernier à la Cochrane Street United Church de St. John’s avec les artistes de The Harbourlight Quartet.
Flocons qui tombent, tempête qui se lève, neige qui s’accumule, glace qui se forme: ce jour-là, pendant une dizaine de minutes, le public entend, voit, ressent – en quelque sorte vit – l’hiver terre-neuvien. Parmi les quelque quatre-vingts spectateurs présents lors de la première de The Devil’s Blanket ce 25 novembre, certains frissonnent comme si le froid était entré dans la salle de l’Église Cochrane.
Du livre à la composition
Peut-être que ce projet musical n’aurait jamais vu le jour sans l’existence d’Internet. C’est en effet au détour d’une recherche sur Google que la violoniste Nancy Case Oates tombe sur le livre de Marlene Creates. «J’aurais bien aimé savoir de quelle recherche Google il s’agissait!», en rigole aujourd’hui l’artiste visuelle.
Cette découverte tombe à pic. Début 2020, Nancy et ses acolytes, l’altiste Kate Read, l’artiste pianiste Mado Christie et la violoncelliste Amy Collyer-Holmes, viennent alors de fonder le quatuor The Harbourlight Quartet et cherchent à commissionner une œuvre musicale à un(e) compositeur(rice) pour leur premier concert.
«Nancy a ressenti une forte connexion [avec le livre], parce que Marlene habite proche de chez elle. Elle a aussi ressenti une connexion avec les mots de Terre-Neuve puisque sa mère utilise beaucoup de mots et d’argot terre-neuviens que les gens ne connaissent pas», indique Amy Collyer-Holmes, les yeux brillants. La violoniste convainc facilement ses collègues de commander une composition basée sur les photos et vidéos de l’artiste environnementale.
Une fois le projet assuré financièrement grâce à une subvention de Arts NL, le quatuor contacte le musicien et compositeur Duane Andrews, qui accepte d’embarquer dans le projet. «La seule instruction que j’ai reçue était d’utiliser le travail de Marlene d’une manière ou d’une autre», se souvient celui qui compose notamment de la musique pour des films.
Donner une texture hivernale à la composition
Sa mission: faire entendre et faire voir cet hiver évoqué à travers le livre de Mme Creates. Le Terre-Neuvien choisit de se laisser imprégner par la neige et la glace de l’œuvre jusqu’à ce que surgissent les idées. «J’ai en quelque sorte laissé la neige tomber et s’empiler en différentes idées», plaisante-t-il.
C’est d’abord un terme en particulier, «Ground tier» («première accumulation de neige» en français), qui déclenche son processus d’écriture. L’image de cette première couche de neige deviendra elle-même la base et le motif musical de sa composition. «Ground tier, c’est la première neige qui tient tout l’hiver et fond en dernier. […]. Alors j’ai eu l’idée d’une musique, qui était en fait une série de notes, que je considère comme un ground tier, une base musicale. Je l’ai ensuite utilisée dans chaque partie de la pièce.»
Pour construire la structure musicale, Duane se laisse guider par la vidéo de la chute d’eau filmée par Marlene Creates du début jusqu’à la fin de l’hiver. Il essaie ainsi de représenter musicalement ce passage progressif et chronologique de la saison. «J’ai pensé que cela pourrait être intrigant de faire de la forme du morceau musical une représentation et une interprétation musicale du déroulement de l’hiver», détaille le musicien, qui avoue avoir composé la majorité de la pièce…pendant l’été.
En parallèle de ces deux idées directrices, le compositeur s’est concentré principalement sur la création d’une texture musicale propre à l’hiver. «Je m’intéresse à la texture, c’est-à-dire: est-ce qu’un son est très dense, est-ce qu’il sonne très léger et aérien? Ou est-ce qu’il est très brillant, ou très sombre? Ainsi, au début de la pièce, il s’agissait de créer et d’explorer la texture, comme si une tempête de neige commençait à arriver.»
Explorer les extrêmes
Frotter les cordes du piano, pincer les cordes du violon ou encore donner des coups d’archet secs en haut du manche du violoncelle sont autant de techniques de jeu non conventionnelles – appelées «techniques de jeu étendues» (de l’anglais extended techniques) – utilisées par The Harbourlight Quartet pour rendre la texture hivernale désirée par Duane Andrews. Ils ont pu explorer ensemble ces techniques et tâter les limites de leurs instruments lors d’ateliers en septembre et octobre 2021. L’œuvre musicale The Devil’s Blanket prend alors progressivement sa forme finale de manière collaborative.
Au tour ensuite de Marlene de (ré)entrer en scène pour boucler la boucle. À partir de son ressenti en découvrant la composition musicale, elle crée une séquence d’images tirées de son livre qui sera projetée pendant le concert. Les artistes comptent bien faire durer le plaisir de l’hiver après leur première du 25 novembre, puisque The Harbourlight Quartet projette de créer une vidéo de The Devil’s Blanket.
Poésie boréale et art visuel environnemental
Artiste environnementale et poète originaire de Montréal, Marlene Creates vit aujourd’hui à Terre-Neuve, sur un terrain de forêt boréale à Portugal Cove. Arrivée en 1985, elle se sent instantanément connectée à la grosse Roche. «Je ne savais rien de l’histoire de ma famille terre-neuvienne quand j’étais jeune, je suis venue adulte à l’âge de 30 ans pour découvrir cette partie de ma famille», raconte Marlene Creates au sujet de ses ancêtres maternelles, installés à Fogo Island. Celle qui s’inspire de la nature qui l’entoure pour créer des œuvres vidéos, photographiques et des performances in situ a notamment reçu le prix du Gouverneur général en arts visuels et en arts médiatiques en 2019 et l’ordre de Terre-Neuve-et-Labrador en 2021. «Je travaille avec l’environnement et j’essaie d’y faire le moins de changements et d’empreintes possible», explique-t-elle. Pas question donc de transformer son terrain de six acres en un parc de sculptures. Dans ce lieu, qu’elle appelle «The Boreal Poetry Garden» («Le jardin de la poésie boréale»), elle organise chaque été des promenades poétiques et artistiques; et ce, depuis une quinzaine d’années.
Gigue et reels terre-neuviens sur fond de jazz manouche
Né à Carbonear, le guitariste et compositeur Duane Andrews est connu pour son style mêlant la musique traditionnelle de Terre-Neuve avec le swing jazz du guitariste des années 30 Django Reinhardt. On rencontre aussi bien le Terre-neuvien barbu en plein jam au restaurant Mallard Cottage avec l’accordéoniste Aaron Collis, qu’en concert avec le Atlantic String Quartet, ou encore en live virtuel au sein de son trio swing pour enfants, les Swinging Belles. Le coup de cœur pour Django Reinhardt, il l’a eu à Paris, pendant qu’il y étudiait la composition. Le travail de l’artiste a été reconnu par de nombreux prix, le plus récent en date étant le prix Music NL de l’artiste instrumental de l’année 2021. Duane Andrews compose également de la musique pour le cinéma et la télévision. L’année 2022 s’annonce bien: il vient d’enregistrer un nouveau morceau pour quatuor à cordes et guitare qui sortira à la mi-janvier et il prépare un album d’hommage à Django Reinhard, prévu pour mars 2022.
Artistes réunis par l’amitié
The Harbourlight Quartet est un quatuor musical composé (de gauche à droite) de la violoniste Nancy Case Oates, la violoncelliste Amy Collyer-Holmes, l’altiste Kate Read et l’artiste pianiste Mado Christie. Ces trois dernières font également partie du Newfoundland Symphony Orchestra (NSO). La raison derrière la formation, il y a un an, de cet ensemble de musique de chambre tient en un mot: l’amitié. «On se connaît tous depuis un certain temps et on a pensé à jouer ensemble. […] Nous sommes de très bons amis qui voulions performer ensemble, et […] c’est un moyen de se créer de nouvelles opportunités de concerts pour nous-mêmes», raconte la violoncelliste. Après ce premier concert du 25 novembre 2021, les artistes ont prévu de se réunir début 2022 pour discuter de la suite du Harbourlight Quartet.
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Voir et entendre l’hiver
Terre-Neuve-et-Labrador n’est pas étrangère à la neige et à la glace. Les hivers peuvent y être froids et rudes, mais pour l’écrivain Marlene Creates et le musicien Duane Andrews, ils sont une source d’inspiration créative pour capturer cette saison par des photos, la langue et la musique. (CB)
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