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Droits linguistiques: où s’en va la Cour suprême du Canada?

Les droits inscrits dans la Constitution canadienne sont-ils immuables ou peuvent-ils évoluer avec le temps? Les juges doivent-ils interpréter la Charte canadienne des droits et libertés de façon large et libérale ou restrictive? En matière de droits linguistiques, ces questions ont depuis plusieurs décennies des répercussions très concrètes sur les communautés francophones en situation minoritaire.

Marc Poirier

Francopresse

«De manière générale, depuis le début de la Charte, on voit cette idée-là qu’on va interpréter la Charte comme un arbre vivant, de manière organique, et puis permettre une certaine évolution dans notre entendement du texte de la Constitution», explique François Larocque, professeur de droit et titulaire de la Chaire de recherche sur la francophonie canadienne en droits et enjeux linguistiques à l’Université d’Ottawa.

L’avocat acadien et spécialiste des droits linguistiques Michel Doucet explique pour sa part qu’«au niveau de l’interprétation de la Charte, autre que les droits linguistiques, la tendance a été depuis 1982 d’être assez libéral, une approche assez généreuse au niveau de l’interprétation de ces droits-là».

En ce qui a trait aux droits linguistiques, il explique plutôt que la Cour a changé de direction en 1986 lors de trois jugements qu’on a appelés la «trilogie de 1986». C’était, selon lui, «une période sombre».

La trilogie de 1986 comprend trois arrêts qui portaient sur l’usage des langues officielles dans les tribunaux :

«À ce moment-là, la Cour avait donné une interprétation assez restrictive aux droits linguistiques en disant qu’il s’agissait de droits de nature politique, signale Michel Doucet. Donc, contrairement aux autres droits, ils devaient recevoir une interprétation.» 

La Cour a rejeté les trois causes, dont deux avec une dissidence et l’autre à l’unanimité.

Brian Dickson, alors juge en chef de la Cour suprême, a rédigé le jugement Mahé. Photo: Cour suprême du Canada

L’arrêt Mahé a ouvert la voie

L’idée que la Cour suprême puisse faire évoluer les droits linguistiques semble alors mise de côté. Mais quatre ans plus tard, en 1990, survient le célèbre arrêt Mahé, par lequel le droit à l’instruction en français au primaire «là où le nombre le justifie» comportait désormais aussi un droit à la gestion des établissements scolaires par la minorité.

Cette décision a ouvert la voie à la création d’un nombre très important de conseils ou de commissions scolaires au pays, souvent dans des provinces où les écoles étaient gérées en partie ou totalement par des structures anglophones. De quelques-uns au moment de l’arrêt Mahé, les francophones en situation minoritaires comptent maintenant plus de 30 conseils ou commissions scolaires qui gèrent plus de 700 écoles.

C’est le juge en chef de la Cour suprême de l’époque, Brian Dickson, qui a rédigé ce jugement historique et unanime portant sur la demande de francophones d’Edmonton de gérer eux-mêmes l’école française de l’endroit.

Le «de» qui fait toute la différence

Le juge Dickson avait à interpréter l’article 23 de la Charte des droits et libertés, qui énonce le droit des Canadiens de langue officielle minoritaire de faire instruire leurs enfants dans leur langue et «dans des établissements d’enseignement de la minorité linguistique». 

La Cour en est arrivée à la conclusion que le mot «de» du passage «établissement de la minorité» signifiait que l’article 23 accordait un droit de gestion scolaire aux minorités linguistiques, et ce même si la version anglaise de cet article laissait peu de place à cette interprétation.

Une interprétation contextuelle

À la suite de l’arrêt Mahé, la Cour a rendu des décisions parfois libérales et parfois restrictives quant aux droits linguistiques. Ces deux tendances contradictoires ont rendu certaines décisions difficiles à concilier, jusqu’à l’arrêt Beaulac, rédigé en 1999 par le juge acadien Michel Bastarache.

Le juge Bastarache est allé plus loin que de rendre une simple décision: il énonce carrément des principes d’interprétation des droits linguistiques qui doivent lier tous les tribunaux canadiens. 

Il affirme que le principe du «compromis politique» énoncé dans l’arrêt Société des Acadiens du Nouveau-Brunswick Inc. c. Association of Parents for Fairness in Education de 1986 «n’a aucune incidence sur l’étendue des droits linguistiques» et que cet arrêt doit être «écarté» puisqu’il «préconise une interprétation restrictive des droits linguistiques».

Autre élément important dans la décision Beaulac : le juge Bastarache affirme que les droits linguistiques doivent «dans tous les cas» être interprétés en fonction de leur objet, c’est-à-dire en fonction de la protection des minorités, et de façon «compatible avec le maintien et l’épanouissement des collectivités de langue officielle». 

L’expert en droit constitutionnel et professeur de droit à l’Université d’Ottawa Benoît Pelletier estime que les juges actuels de la Cour suprême, qu’ils soient de tendance conservatrice ou libérale, adhèrent toujours, plus de 20 ans après l’arrêt Beaulac, au principe d’interprétation large et libérale des droits linguistiques. 

«Moi, je crois que la Cour suprême devrait dans tous les cas adopter, en matière de droits linguistiques, une interprétation contextuelle, c’est-à-dire plus limitée dans le cas du Québec et plus étendue dans le cas du reste du pays», indique Benoît Pelletier.

«On n’est pas à l’abri d’un retour en arrière», estime l’avocat acadien et expert en droits linguistiques Michel Doucet. Un retour à une interprétation plus restrictive de la Cour est toujours possible selon lui. Photo: Courtoisie Michel Doucet

«On n’est pas à l’abri d’un retour en arrière»

Même s’il est d’accord pour dire que la Cour suprême a maintenu les principes d’interprétation des droits linguistiques énoncés dans l’arrêt Beaulac, l’expert Michel Doucet semble percevoir une tendance à vouloir s’en écarter. 

«On n’est pas à l’abri d’un retour en arrière. Il faut être prudent au niveau des droits linguistiques, parce que c’est un peu une pendule. Sans s’écarter nécessairement totalement de cette approche-là, les tribunaux pourraient avoir une approche beaucoup plus pragmatique qui ferait en sorte qu’ils seraient plus prudents dans l’élaboration et le développement des droits», avertit-il.

Michel Doucet cite en exemple le jugement rendu en juin 2020 en faveur des francophones de la Colombie-Britannique et dans lequel la Cour a statué que plusieurs communautés francophones avaient droit à une école homogène. 

Bien qu’il salue la portée de cet arrêt, «il y a certains passages où je m’aperçois qu’il y a peut-être une méconnaissance de la réalité des communautés francophones, en disant par exemple qu’on pourrait satisfaire à l’article 23 en ayant des classes francophones dans une école anglophone», souligne Michel Doucet.

De son côté, François Larocque de l’Université d’Ottawa qualifie la décision sur le Conseil scolaire francophone de la Colombie-Britannique de «cause sur les droits linguistiques la plus importante depuis 30 ans». Cet arrêt, croit-il, a confirmé la décision Mahé et «a ajouté à la portée et à la force» de celle-ci.

Quoi qu’il en soit, Michel Doucet estime que le présent n’est pas garant de l’avenir : «Est-ce que les nominations récentes à la Cour font en sorte qu’on a des juges qui sont peut-être moins enclins à donner cette interprétation généreuse? Il faudra voir.»


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