La saison des icebergs bat son plein autour de l’île de Terre-Neuve et 2017 s’annonce comme une année record. Où sont-ils? Où iront-ils? Quelle est la différence entre icebergs, glaces et frasil? Le Gaboteur avait consacré le dossier de son édition du 6 juin 2016 à ces questions. Voici, en reprise, les explications des chercheurs de St.John’s Demond Power et Martin Richard.
Des chercheurs d’ici font bouger les connaissances sur les icebergs (6 juin 2016)
Sur le campus de Saint-Jean de l’Université Memorial, un petit bâtiment qui peut passer inaperçu abrite une équipe de chercheurs de pointe signataires de plusieurs premières mondiales dans l’étude de la glace et des icebergs. Ces scientifiques parlent collectivement plus de 20 langues, dont le français, et travaillent au sein de l’entreprise de recherche et développement C-CORE, l’acronyme du Centre for Cold Ocean Resource Ingeneering. Leurs travaux ont des impacts très concrets sur de nombreuses entreprises et des milliers de travailleurs des secteurs du pétrole, de la navigation et du tourisme, entre autres.
Rencontre avec Desmond Power et Martin Richard, deux de ces experts qui carburent à percer les secrets des eaux et des neiges qui gèlent.
Mais où sont les icebergs? C-CORE nous apporte la réponse
Il y a une dizaine d’année, le gouvernement de Terre-Neuve-et-Labrador lançait le site Internet Iceberg Finder, qui permet de voir en temps réel l’emplacement des icebergs sur les côtes de la province ainsi que d’avoir une idée de leur forme et de leur dimension. « C’est une idée de C-CORE », explique l’ingénieur terre-neuvien Desmond Power, vice-président de la division de télédétection de cette entreprise sans but lucratif de recherche et développement.
Jacinthe Tremblay, Saint-Jean
Les petits triangles indiquant la présence de icebergs sur la carte de la province sont la pièce maitresse du site Iceberg Finder. Alors que les triangles bleus représentent des icebergs signalés par un vaste réseau d’ambassadeurs, c’est-à-dire des personnes qui les détectent à vue près des côtes, les triangles gris sont le résultat des détections et analyses effectuées par satellite par la division de C-Core dont monsieur Power est le vice-président. « Le site a beaucoup évolué depuis son lancement et fournit une multitude d’informations qui n’étaient pas là lors au départ mais c’est toujours nous qui transmettons au gouvernement les données de localisation et les informations sur les icebergs pour qu’elles soient intégrées à la carte », explique-t-il.
Ce volet grand public des travaux de C-CORE ne représente toutefois qu’une infirme partie des travaux de l’entreprise, dont Desmond Power connait bien la genèse.
Pétrole et icebergs
C-Core a vu le jour en 1975, dans une période d’exploration pétrolière intense au large des côtes de Terre-Neuve. L’année 1979 est marquée par la découverte du gisement où sera construit la plateforme Hibernia. « C’est la première plateforme fixe au monde érigée dans une zone de si fort achalandage de icebergs. Pour assurer qu’Hibernia résiste à des collisions potentielles, ses propriétaires ont fait appel à notre expertise », raconte monsieur Power.
Selon des informations diffusées en septembre 2014 par Paul Barnes, gestionnaire chez Atlantic Canada and Artic devant les membres du chapitre de Saint-Jean du Financial Management Institute, 412 icebergs en moyenne par année traversent la zone d’exploitation pétrolière au large des côtes de la province. Leur poids moyen est de 600 000 tonnes et les plus gros pèsent 10 millions de tonnes. Les enjeux de construire une plateforme capable d’en assumer l’impact, et, éventuellement, de les déplacer pour éviter une collision, sont donc « énormes ». C-CORE a donc accompagné les sociétés pétrolière dans la recherche de solutions pour faire face à ces défis. Ces sociétés ont été, et demeurent encore, les principaux clients de l’entreprise.
Quelles glaces ?
Mais les menaces posées par les icebergs et les solutions pour y faire face sont loin d’être les seuls sujets des travaux de l’équipe de détection à distance. Les glaces seules, ainsi que la combinaison de glaces et de icebergs dans de vastes secteurs des eaux froides de la province et des régions nordiques et arctiques, sont une autre bête noire, cette fois, de la navigation commerciale, touristique ou de recherche scientifique.
« Il existe plusieurs types de glace par leur composition et leur épaisseur. La glace d’eau salée, par exemple, devient si froide avec le temps qu’elle perd de sa salinité et qu’elle gagne en épaisseur à un point tel que les bateaux, même les brise-glace, ne peuvent plus passer. Les icebergs, pour leur part, sont de la neige compactée. La glace d’eau douce a des propriétés différentes et tous ces types de glace peuvent être combinées dans un même secteur », explique Desmond Power.
Si les outils de télédétection par satellite de C-CORE et de ses partenaires peuvent actuellement identifier les endroits où se trouvent de la glace et des icebergs, des outils doivent toutefois être développés pour être capables d’en mesurer l’épaisseur. Ce sera toutefois possible dans un avenir assez rapproché grâce à une contribution pouvant aller jusqu’à 3 millions de dollars du Fonds d’innovation de l’Atlantique du gouvernement du Canada confirmée au printemps 2016.
Cette contribution permettra le développement d’un système aéroporté de relèvement de l’épaisseur de la glace. « Avec différents partenaires, C-CORE mettra au point et commercialisera ce nouveau système, qui recueillera et intégrera les données de radars bande X pouvant pénétrer la glace afin d’effectuer des relevés de l’épaisseur de celle-ci sur une grande superficie, et ce, en temps réel », expliquait le Fonds d’innovation de l’Atlantique dans le communiqué annonçant sa contribution. Les bateaux et leur équipages pourront alors savoir plus facilement et de manière plus fiable comment et où se frayer un chemin vers leur destination.
Mais où iront les icebergs? Mieux vaut le savoir à l’avance…
Savoir où sont les icebergs, c’est bien. Mais prévoir leurs déplacements pour les déplacer au besoin pour éviter le pire, c’est encore mieux. L’ingénieur Martin Richard travaille au sein de l’équipe d’experts de C-CORE attelée à cette tâche.
Jacinthe Tremblay, Saint-Jean
Dans le bureau de Martin Richard, un Québécois d’origine maintenant établi à St.John’s depuis près de sept ans, un ordinateur est alimenté 24 heures sur 24 par toutes les prévisions météorologiques disponibles sur la planète. Son rôle : permettre à l’équipe de C-Core de prévoir, le plus longtemps à l’avance, les déplacements des icebergs. Cette information est indispensable pour évaluer les risques de contacts avec les plateformes et les navires actifs dans les secteurs d’exploitation pétrolière.
Après Hibernia, les entreprises pétrolières ont opté pour des navires de forage pour leurs activités d’exploitation au large de Terre-Neuve. Trois sont actuellement en service : Terra Nova, Sea Rose et White Rose. Ces navires ne peuvent encaisser le choc d’un iceberg mais peuvent se déplacer, au besoin, pour éviter une collision avec un de ces mastodontes. C’est toutefois une solution de dernier recours. Pour ne pas avoir devoir se « débrancher » et ainsi interrompre l’extraction, ces navires sont entourés d’autres bateaux dont une des tâches est de déplacer les icebergs pour les mettre hors de nuire.
Comment ? « En les tirant avec une méthode développée par C-CORE il y a une vingtaine d’années », explique monsieur Richard. En gros, les équipages des navires tireurs de icebergs entourent ces derniers de filets ou les entourent de câbles puissants puis les transporter en zone sécuritaire pour le navire de forage. Mais encore faut-il être en mesure de prévoir les comportements du icebergs pendant ce déplacement. « Le succès d’un déplacement dépend de la capacité de prévoir les mouvements du iceberg. Ils dépendent des conditions de l’eau et de sa forme. C’est en fonction de ces données que le capitaine peut déterminer la direction à prendre, la vitesse et la force avec laquelle le déplacer sans qu’il se renverse », résume monsieur Richard.
C-CORE a développé des outils ayant la capacité de connaître le profil des icebergs sous l’eau et d’en reproduire ainsi la forme. Ses chercheurs ont également à leur disposition un simulateur des mouvements de l’eau pour soutenir les capitaines des navires chargés de les déplacer. « Nous sommes la première équipe au monde a avoir fait ça », note fièrement Martin Richard.
À long terme, plus encore
Développer la capacité de faire des prévisions de déplacement des glaces et des icebergs à beaucoup plus long terme est un des grands objectifs de Martin Richard. « Il n’y a pas si longtemps, nous n’étions capables de faire des prévisions que deux heures à l’avance. Avec le développement des outils informatiques, nous sommes maintenant en mesure de prévoir de sept à dix jours à l’avance », explique-t-il.
Ses travaux actuels laissent présager que des prédictions aussi longues qu’un mois à l’avance sont possibles, en ayant recours à l’intelligence artificielle. Il a déjà effectué un test concluant allant dans cette direction mais il prévoit aller encore plus loin grâce à une subvention de 100 000 $ confirmée récemment qui lui permettra de créer, avec deux étudiants de l’Université Mémorial, où il enseigne à temps partiel, une cellule d’intelligence artificielle consacrée à cet objectif.
Un prix prestigieux pour Martin Richard
Martin Richard est le récipiendaire de la médaille Thomas C. Keefer 2015 décerné par la Société canadienne de Génie Civil pour l’article « Modeling frasil ice growth in the St.Lawrence Rover » publiée en 2014 aux NRC Reseach Press en collaboration avec Brian Morse, and Steven F. Daly.
Le frasil – en français- était au coeur de sa thèse de doctorat réalisée à l’Université Laval, à Québec. Nous lui avons demandé de nous expliquer ce qu’était le frasil et pourquoi il était si important de mieux le connaitre. Il a accepté avec plaisir de partager ses connaissances.
Le frasil raconté aux néophytes
Martin Richard, Saint-Jean
Le frasil doit être vu comme une population de très petits cristaux. Je sais qu’à plusieurs endroits, comme wiki, on parle aussi de plaque de glace et autres formes/type, mais ce n’est pas entièrement correct – ce sont vraiment les cristaux. On parle de millimètres. Ces cristaux évoluent éventuellement (grossissent, se collent entre eux (flocs), remontent à la surface et se déposent sur la glace de surface ou même sont entrainés vers le fond (glace de fond) – tous ces types de glace ne sont alors pas du frasil au sens strict du terme).
Dans ce contexte, on ne peut pas vraiment parler d’épaisseur et composition du frasil – pour caractériser, on ira alors plutôt dans le sens de la concentration de cristaux (i.e., nombre de particules par unité de volume) et de la distribution statistique du diamètre moyen de ceux-ci (qui d’ailleurs variera en fonction de leurs profondeurs respectives dans la colonne d’eau).
Le problème principal avec le frasil, c’est qu’il est extrêmement difficile à mesurer et donc à modéliser mathématiquement/numériquement (puisqu’on a très peu de mesures pour comparer nos calculs). Par contre, ces deux facettes (mesures + modèles) sont très importantes d’un point de vue ingénierie pour contrer plusieurs problèmes. En effet, le frasil colle aux objets très froids tels les prises d’eau municipales, industrielles et de centrales nucléaires. Il peut aussi coller sur les coques des navires. C’est donc important de prévoir de mesurer son épaisseur et de prévoir son évolution pour prévenir des catastrophes.
Le frasil est aussi un enjeu pour les bateaux puisqu’il se fait aspirer dans leur système de refroidissement et le bloque – parfois, ils doivent carrément arrêter les moteurs pour déglacer tout ça et le bateau part à la dérive durant cette période. C’est très dangereux.
Le frasil est un phénomène d’eau douce et aussi d’eau salée – il est couramment produit dans l’océan aussi (on l’appelle parfois “grease ice” dans le contexte d’eau salée).
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