Environnement

La Grande Rivière

Le 30 septembre est la Journée nationale de la vérité et de la réconciliation, qui rend hommage aux victimes et aux survivants des pensionnats. Des groupes autochtones, comme First Light NL, suggèrent de porter un chandail orange en signe de solidarité, mais aussi pour s’informer. Dans cet esprit, l’équipage du Gaboteur a déniché un texte de Jean-Pierre Arbour, natif de Rimouski au Québec et directeur retraité de l’École Boréale à Happy Valley-Goose Bay, pour comprendre un peu mieux l’histoire coloniale du Big Land.

la Grande Rivière, lieu mythique du Labrador

Mista Shipu (Innu) – La Grande Rivière comme l’appellent toujours les gens du Labrador – a été un temps nommée Hamilton, d’après sir Charles Hamilton, gouverneur de Terre-Neuve en 1821, et rebaptisée Churchill en l’honneur de sir Winston Churchill par le Premier ministre Joseph Smallwood en 1965. Voie d’entrée souveraine au cœur du territoire, bien peu d’Européens l’ont empruntée jusqu’à tard dans le 19e siècle. Bien sûr il y a eu une brève période d’exploration française du territoire au début du Régime français et c’est aussi au 17e siècle que des marchands français quittent le Québec vers l’est en longeant la rive nord
jusqu’à la côte sud du Labrador. Le gouvernement de la Nouvelle-France leur accorde alors des seigneuries ou concessions; celle de la Baye des esquimaux incluait en 1749 un immense territoire, presque 3 fois la superficie de la Gaspésie, et englobait la Baie de Melville. Mais après le traité d’Utrecht, bien peu de traces des Français resteront dans la région. L’activité, française ou anglaise, s’est toujours limitée au littoral, et ce, jusqu’à la fin du 19e siècle.

Tous ces bouleversements cependant ont peu affecté les véritables habitants de ce dur et immense territoire, les Innus, qui habitent cette terre depuis plus de 2000 ans. Lorsque j’interpellais un jeune Innu dans les rues du village de Sheshatshiu, 1200 habitants, près de Happy Valley-Goose Bay avec un: «Where are you from (d’où viens-tu)?», je me faisais souvent répondre en français «Je viens de Maliotenan (près de Sept-Îles), de Masteioulatsh (près de Chicoutimi), de Matimekosh (près de Shefferville)». Des milliers de kilomètres entre chaque village, et au-delà des frontières provinciales. Je me suis demandé un jour comment ils voyageaient avant l’avènement de la route. Il n’y a aujourd’hui encore qu’une route pour se rendre au Labrador: l’in-
fâme route 389 au nord de Baie-Comeau qui relie l’autoroute 500, la Translabradorienne. La réponse: par les rivières.On comprend l’attachement que les Innus ont pour Mista Shipu. Cette rivière est mythique: la plus belle, la plus longue et la plus majestueuse parmi les plus de 150 rivières majeures du Labrador. D’est en ouest 856 km, jusqu’à la source du lac Ashuanipi, à la frontière du Québec et du Labrador.

Dans la forêt en canot

Dans un pays où l’agriculture et l’élevage sont inexistants, l’accès à la forêt devient impératif pour la survie. La forêt boréale au Labrador est le garde-manger de la population. Et aux latitudes où le territoire du Labrador se situe vous trouvez une forêt impénétrable, aux sousbois inextricables, aux marais et tourbières humides, accessible oui en hiver, mais sur de courtes distances. On y pénètre surtout en été et en automne en canot, comme on le fait depuis des millénaires. Pour ce qui est des Innus, il faut comprendre leur amour de la liberté et leur plaisir à visiter les membres éloignés de leur communauté. Et la distance dans tout ça! Peu importe quand on a tout le temps et que l’on se sent libre de parcourir le territoire. Imaginez le voyage qui se répète chaque année depuis des temps immémoriaux: en août, les Innus francophones de Maliotenam se rassemblent sur la rive de la rivière Moisie près de Sept-Îles, on attend le navire marchand qui apportera le matériel et les provisions, on achète le nécessaire à crédit pour passer l’hiver en forêt. Durant l’attente de l’approvisionnement, on fabrique des canots. Puis c’est le départ, 410 kilomètres à pagayer franc nord, suivi de portages pour rejoindre le lac Ashuanipi, source de la Grande Rivière; ensuite sa descente vers l’ouest, jusqu’à l’embouchure et les quartiers d’hiver à Sheshatshui.

Le périple du printemps

Au printemps, le retour à la résidence permanente sur la Basse-Côte-Nord ou un autre périple jusqu’à la côte atlantique par la Baie de Melville pour la pêche au saumon. Un périple de plus de 1200 kilomètres. Une vie dure, libre, en symbiose avec Mista Shipu. Il faut avoir connu un portage pour comprendre l’émotion qui vous étreint quand on peut enfin mettre de nouveau à l’eau le canot et le charger de matériel.

Lisez ce bref récit tiré d’un livre écrit en montagnais par monsieur Mathieu Mestenapeu André, né le 3 mars 1904 à Uapaskush au Labrador sur le territoire de chasse ancestral.

«On avance en canot jusqu’au premier portage, en amont. Pour se hisser avec le canot jusqu’aux eaux calmes, on installe le long
des escarpements rocheux de solides cordes. Il faut ici traverser la rivière pour se rendre au portage. Il dure trois ou quatre jours. Puis il faut faire deux voyages en canot, l’un pour le matériel, l’autre pour les membres de la famille avec tout le nécessaire pour ériger le campement. Au cours du voyage sur la Mishta Shipu, on pêche le saumon pour se nourrir. On fabrique des harpons avec les tiges de fer qu’on ne manque jamais d’emporter et qu’on installe au bout d’une perche solide: on harponne le saumon la nuit à la lueur de flambeaux faits en écorce de bouleau. L’homme devait porter deux cent quarante livres de chargement à dos durant un demi-mille sans arrêt. Il commençait à six heures du matin jusqu’à six heures du soir… Quant à la femme, elle transportait un sac de farine et deux seaux de graisse, l’équivalent de cent livres, et cela, en plus de faire la cuisine, surveiller les enfants, faire la lessive, raccommoder le linge et faire le pain. Elle ne se couchait jamais avant dix heures du soir. Elle était la première à se lever pour préparer le déjeuner, habiller les enfants et plier les bagages. Puis on défaisait la tente pour avancer toujours plus loin… Nul ne se plaignait ni de fatigue, ni de douleurs.»

(Moi «Mestenapeu», Édition Ino, 1984, Sept-Îles, 1984, pp. 13-16)

Oui, une vie dure, mais assumée, avec la certitude que de mouvance en mouvance, Mista Shipu, entière et intacte, existera pour les nombreuses générations à venir.

 

Angoisse, colère, incompréhension

On comprend mieux maintenant toute l’angoisse et la colère que ressent la population locale lorsque ses gens voient présentement la désinvolture avec laquelle les dirigeants du chantier Muskrat Falls empoisonnent au méthylmercure leur pré-
cieuse rivière. Les résidents de notre région sont perplexes devant ce laisser-aller de nos dirigeants dans la protection de la rivière. Incompréhension de part et d’autre. Choc des cultures? Indifférence? Incompétence? Monsieur Mathieu Mestenapeu André, dans le livre cité plus haut, nous offre peut-être une réponse prémonitoire dans le passage qui suit, écrit en 1984:

«Autrefois, nous avions un grand respect envers le gouvernement sans l’avoir jamais connu et nous n’en attendions
que du bien… Nous avions foi en son aide… Mais nous avons vite déchanté. Ce gouvernement mentait sous des apparences d’apôtre. Il nous a tous trompés. Aujourd’hui, les Indiens s’ouvrent les yeux…» (Ibid, p. 105).

Entretemps, je continue de m’émerveiller de la beauté de la Grande Rivière dont on peut admirer la majesté en parcourant à quelques pas de l’école Boréale, où j’enseignais, le sentier qui longe ses rives. Et quand je regardais mes élèves, les jeunes Canadiens français qui m’arrivaient de Kingston ou de Gagetown, les petits descendants des Métis Fouquets, Michelin et Chiasson de la région, les silencieux et réservés Innus francophones qui disparaissaient subitement de la classe le temps d’une chasse, je me disais que mon curriculum fait très peu de place à Mista Shipu, élément identitaire par excellence des francophones de la région.

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