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Nos mots tissent eux aussi leur propre automne

La grisaille automnale s’installe, fait son nid, nous impose un paysage monochrome. Nous nous entendons dire «Ah, c’est le dernier beau weekend de l’année…»; phrase déchirée entre le désir d’en profiter et l’amertume qui est celle du deuil; du regret, peut-être.
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Chronique à temps perdu

Patrick Renaud

Vouloir vivre et ne pas pouvoir le faire pleinement. «La vraie vie est ailleurs», nous disait Rimbaud. Lors que l’automne arrive, la vraie vie n’est plus, devons-nous lui répondre. La pensée poétique de l’humanité n’a pas hésité à voir l’automne comme une allégorie de la fin: de la vie, des choses, d’un cycle. L’automne, une saison palliative

Certes, ici et là, les couleurs éclatées, rouge ou orange, de quelques arbres subsistent. Des traces d’une vie passée. Ces couleurs résistent à leur manière. Mais que faire lorsque nous savons que cette résistance est éphémère? 

L’automne terre-neuvien

Pour la province de Terre-Neuve-et-Labrador, cependant, l’automne semble être devenu quelque chose comme une manière d’exister; quelque chose comme un rapport au monde. La démesure du projet de Muskrat Falls ne fait que confirmer et creuser la grisaille, notamment financière, de la province. 

Cette grisaille financière n’est pas sans effet bien sûr. Elle plombe l’horizon politique et social de la province et la plonge dans le marasme de l’austérité budgétaire, supposée nécessaire. Austérité et nécessité racontées de manière exemplaire et terrible par Moya Greene dans son rapport publié au mois de mai dernier.

Et c’est ici qu’on peut, qu’on doit voir que la «grisaille» n’est pas homogène. Qu’il peut certes y avoir la grisaille objective, celle de notre situation financière; une grisaille aussi réelle que l’assombrissement du ciel ou la chute du mercure. Il y a cependant une grisaille qui, elle, est un effet de discours; une traduction sensible de certains choix de mots qui sont, au final, des choix politiques

«The Cave of Despair» (1835) du peintre anglais Joseph Mallord William Turner.

L’austérité grise

L’austérité proposée par Moya Greene est l’un de ces choix politiques. L’une des mesures phares du rapport, bien qu’elle ne soit annoncée qu’en passant, est de couper le budget du système de santé de 25% sur six ans. Des coupures draconiennes qui ne peuvent que fragiliser l’offre de service déjà fragile; notamment dans les régions rurales de la province.

À la grisaille financière, à l’urgence de la situation présente, Moya Greene propose ainsi une autre grisaille, celle du sacrifice nécessaire «dans le présent pour assurer la prospérité à venir ou éviter la catastrophe imminente»⁶. Le citoyen moyen se trouve donc devant ce sombre choix: ou bien s’enfoncer dans le gouffre financier, ou bien fragiliser drastiquement l’offre publique de services de santé pour les plus vulnérables de la population. Choisissez votre teinte de gris, mais choisissez la bonne (celle que je vous propose)!

La rhétorique lumineuse

D’où la difficulté de même pouvoir concevoir quelque chose comme une trace d’espoir politique, malgré l’optimisme constant dont fait preuve le Premier ministre de la province Andrew Furey dans ses interventions publiques: lorsqu’il parle d’«espoir», d’horizon lumineux, de moment d’opportunité, de volonté de «travailler ensemble». 

Cette rhétorique lumineuse du politicien s’écarte bien sûr du ton sombre, voire catastrophiste de la commissaire. Il faut cependant s’interroger sur le sens de cet écart.

On peut y voir l’expression de l’écart entre le calcul du politicien qui doit plaire à l’électorat et la liberté de la commissaire qui peut dire ce qu’elle pense réellement sans être inquiétée par un quelconque impératif électoral.

Or cette hypothèse me semble insuffisante. Elle explique certes pourquoi chacun de ces personnages dit ce qu’il dit, mais elle n’explique pas le rapport entre ces deux discours: entre la grisaille de l’une et la lumière de l’autre.

Une hypothèse à considérer est que le discours politique lumineux ait pour fonction, non pas de s’opposer au discours morose de l’austérité – telle la lumière s’opposant à la noirceur -, mais, au contraire, de le justifier. Que ce discours, tout orienté vers les lumières et les espérances du futur, serve de fait à faire accepter dans le présent, les coupures d’argent et de services imposées ainsi que les sacrifices exigés. Sacrifices de la population, sacrifices des travailleurs et travailleuses de la santé. Le salut à venir dépendrait de nos présents sacrifices. Et hors de l’austérité, point de salut

L’autre nom de l’espoir

Ainsi, le mot d’espoir du politicien ne viserait pas la mobilisation citoyenne. Il ne viserait pas à communiquer au peuple une certaine forme de courage politique. Ce mot d’espoir serait bien plutôt, au sens strict, un mot d’ordre: faites ce qu’il vous faut faire.

Si l’espoir ne se trouve pas du côté de ces discours d’espérance, complices des plus inquiétantes atteintes à l’intégrité de nos services publics, peut-être faut-il le chercher du côté de ceux et celles qui résistent au mot d’ordre: ceux qui critiquent; ceux qui choisissent de s’impliquer dans leur communauté, dans des comités d’action locale; ceux qui tentent d’imaginer d’autres principes de gouvernement, d’autres manières de soigner et d’éduquer. 

Les pages du Gaboteur au cours de la dernière année et demie regorgent de ces initiatives: projets d’autonomie alimentaire ou de commerce local, assemblées politiques organisées par des citoyens, projets d’aide à l’intégration pour les immigrants, programme d’éducation à l’histoire coloniale canadienne, manifestations, et j’en passe

«Exister, c’est résister», nous disait Jacques Ellul. Peut-être cette existence qui résiste est-elle l’autre nom de l’espoir; celui dont nous avons besoin.

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