Originaire de Rimouski, Jérôme Laganière a grandi près du fleuve Saint-Laurent, qu’on appelle «la mer» à cette hauteur en raison de son odeur salée. Fasciné par la nature, il s’est d’abord tourné vers la biologie marine avant de se spécialiser en écologie forestière. Son intérêt pour les vers de terre s’est éveillé pendant ses études en foresterie, en plantant des arbres et en étudiant la composition des sols en milieux forestiers. Après une maîtrise, un doctorat, et un post doctorat, tous réalisés à l’Université Memorial, il s’est concentré sur le rôle de ces invertébrés dans les forêts canadiennes.
Un indicateur de santé…mais pas partout!
Les vers de terre sont souvent perçus comme des alliés du sol. Est-ce toujours vrai? «C’est une idée nuancée», explique Jérôme. «Dans les jardins ou les zones agricoles, ils sont bénéfiques: ils aèrent la terre, améliorent sa structure et rendent les nutriments plus accessibles aux plantes et autres micro-organismes. Mais dans les forêts boréales, leur présence perturbe profondément les équilibres écologiques.»
Pourquoi? Parce que les forêts boréales se sont développées sans vers de terre depuis la dernière glaciation. Ces forêts reposent sur une couche d’humus – un tapis organique riche ou germent de nombreuses plantes, et où vivent insectes, champignons et micro-organismes. Les vers de terre, en consommant cette litière forestière, seraient responsables de la disparition de jusqu’à 95% de cette couche. Résultat: la biodiversité diminue, les semences n’ont plus les nutriments nécessaires et les chaînes alimentaires sont brisées.
En plus, cette décomposition accélérée libère du carbone dans l’atmosphère, contribuant aux changements climatiques.
Les forêts de feuillus versus de conifères: deux mondes écologiques
Dans les forêts de feuillus, riches en calcium, les vers de terre trouvent un environnement favorable. Mais dans les forêts boréales dominées par les conifères, les sols sont plus acides, sablonneux et pauvres en nutriments. Cela n’empêche pas certains vers de coloniser ces milieux, notamment certaines espèces dites «envahissantes» comme les «jumping worms» asiatiques.
Les vers de terre n’ont pas de limite naturelle de distribution au Canada. On les a déjà repérés jusque dans le Nunavut, le Labrador et les Territoires du Nord-Ouest. Comment sont-ils arrivés là? La pêche serait un vecteur majeur: en relâchant des appâts ou en jetant de la terre contaminée dans la nature, on introduit accidentellement des cocons de vers, capables de survivre, même au gel, et de se multiplier.
Des impacts encore méconnus
Les conséquences économiques de cette invasion sont encore mal connues. Des chercheurs étudient actuellement l’impact des vers sur la croissance des arbres en mesurant les cernes de croissance dans les zones infestées. Si les vers ralentissent cette croissance, les retombées pourraient être significatives pour l’industrie forestière.
Sur le plan social, certaines plantes médicinales ou alimentaires utilisées depuis des millénaires par les peuples autochtones disparaissent avec la litière forestière. La biodiversité en souffre: insectes, champignons, oiseaux et mammifères dépendent tous de ces écosystèmes riches en humus.
Quoi faire pour aider?
«La meilleure stratégie est la prévention», nous explique Jérôme Laganière. Ne relâchez jamais d’appâts de pêche dans la nature. Évitez aussi de transplanter des plantes d’un jardin à un autre milieu, surtout dans les régions nordiques. Ces gestes simples peuvent limiter l’introduction d’espèces envahissantes.
Les citoyens peuvent aussi contribuer à la recherche. Des applications comme iNauralist ou Nature Watch (sous l’onglet «Worm Watch») permettent de signaler la présence de vers de terre, notamment les espèces envahissantes.
Mais tant qu’aucune réglementation ne contrôle sérieusement l’importation de terreau ou de plantes, «les vers continueront de franchir les frontières poreuses du Canada sans obstacles», souligne Jérôme.
Restez vigilant dans vos activités
Même si nous devons nous adapter aux bouleversements climatiques, cela ne signifie pas abandonner la protection de nos écosystèmes naturels. Comme le rappelle Jérôme Laganière:
«Une fois qu’un ver colonise une forêt, il est pratiquement impossible de les extirper. La seule chose que l’on peut faire est de ralentir sa progression et son expansion, et ça passe par la prévention.»
Alors cet été, en camping ou à la pêche, pensez à vos gestes. Protéger nos forêts boréales commence par de petites attentions… et parfois, parce qu’on choisit de ne pas faire, c’est facile!

Le saviez-vous?
Le célèbre lombric dodu que l’on utilise comme appât à la pêche n’est pas originaire du Canada. Il aurait été introduit il y a plus de 400 ans, lors de l’arrivée des colons Européens.
A l’époque, plusieurs espèces ont été volontairement apportées, comme les chevaux comme moyen de transport, et le bétail pour l’alimentation et l’agriculture. Mais d’autres comme certaines pestes d’insectes, les rats, ou encore les vers de terre, sont arrivés de façon involontaire, passent souvent inaperçus, dissimulées dans la terre, ou dans les cargaisons diverses. Aujourd’hui encore, ces introductions anciennes continuent de transformer nos écosystèmes.